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 musique

Des choses

et de leurs rapports

Présentation de huit questions quodlibetiques
de Guillaume d'Ockham, suivies de leur traduction.

III

UN MONDE D'APRÈS LES CHOSES

(fin)

Que suffit-il ?

Ockham et Leibniz ont, nous l'avons vu ci-dessus, des analogies : prétention à la rigueur, utilisation du principe de non-contradiction, conjointe à celle d'un principe de suffisance, volonté de sauvegarder la chose singulière. Et cependant l'opposition est totale entre les deux conceptions du monde qui s'ensuivent. Pour Leibniz, Dieu n'aurait aucune raison de créer un monde plutôt qu'un autre, s'il n'en existait pas un qui soit le meilleur des mondes possibles. Ici Dieu ne crée pas des choses formant un monde, mais un monde formé de choses, exactement parlant fait de monades1, dont chacune d'ailleurs est à elle seule réduction microcosmique du grand monde, qui se trouve ainsi tout entier en chacune de ses parties2. Pour Ockham, Dieu peut tout créer qui n'implique pas contradiction. Mais la contradiction est à prendre au sens strict, non au sens plus vague où l'incompatibilité désignerait des intérêts contradictoires, comme quand on parle d'incompatibilité d'humeur, ou de choses qui en viendraient à s'entre-détruire, comme la poursuite d'objectifs incompatibles. Dieu crée donc des choses dont résulte un monde. Il suffit donc à chaque chose d'exister, sans autre « raison » initiale, et non pas d'entrer dans le cadre d'une harmonie préétablie. Nous dirons donc - principe de raison suffisante d'un côté, mais plutôt principe d'existence suffisante de l'autre.

Le premier type de suffisance n'accepte pas d'être sans qu'il existe une raison ayant présidé à sa venue à l'existence, nous sommes alors dans le cadre d'une pensée téléologique. Le deuxième type de suffisance, celui d'Ockham, implique à l'opposé d'une raison suffisante, une contingence radicale de l'être. Il n'y a pas de raison de l'existence d'une chose, ce qui serait soumettre Dieu à une raison plus forte que lui, l'existence de la chose suffit : elle existe ou elle n'existe pas. On comprend d'ailleurs un peu mieux, à cette occasion, les tendances anti-intellectuelles refusant que l'on justifie le monde par de quelconques raisons3. S'il existait de telles raisons, Dieu ne serait plus qu'un « plus », au fond sans véritable nécessité. Il ne suffit pas alors, pour disqualifier cette attitude, de la taxer d'irrationalisme : le reproche est justifié, et cependant insuffisant. Ockham, quant à lui, est tout ce que l'on voudra, sauf irrationnel. Il tient néanmoins à réaffirmer la priorité de la création, tout commence par l'existence. Aussi dirons-nous que là où Leibniz place l'existence du monde entre la non-contradiction et un au-delà téléologique qu'exprime le principe de raison suffisante, Ockham situe le monde entre la non-contradiction et son en deçà ontologique, le pouvoir suffisant de la création divine.

Existe-t-il un ordre du monde ?

Ockham reprend ici imperturbablement son arsenal argumentatif4. Soient donc le monde, et cet ordre qui existerait effectivement. Si de part et d'autre, il s'agit de quelconques choses qui existent réellement, qu'elles sont donc bien deux, Dieu de par sa toute puissance, peut supprimer ceci et conserver cela, par exemple supprimer l'ordre et conserver le monde, sans y toucher s'entend, le laissant tel quel. Il reste alors le monde, identique à lui-même. Prenez donc l'ordre du monde, supprimez l'ordre, il vous reste le monde, dans le même état qu'avant, aussi bien ordonné donc. L'ordre n'est donc pas quelque chose existant comme existent les choses. Serait-ce à dire que le monde, puisque sans ordre, n'est que chaos ? Mais qu'appelle-t-on chaos ? Ce qu'on appelle désordre, n'est généralement que la conception d'un ordre qu'on réprouve, et que l'on tente ainsi de disqualifier. Car s'il y a des choses, nécessairement elles possèdent un ordre quelconque, ne serait-ce que celui de leur positionnement, puisque précisément Ockham résorbe l'habitus, la position, l'efficacité des causes à une simple affaire de disposition spatiale. Cette disposition emporte nécessairement des rapports de coexistence qui constituent bien un ordre : la distance, nulle ou non, entre le pied et la chaussure, la courbure ou la rectitude de la jambe, l'insuffisante proximité d'une cause, peuvent comporter bien des implications5. Car ainsi, par de simples dispositions spatiales, ré aménageables par le seul mouvement local, on obtient respectivement que l'on possède ou ne possède pas quelque chose, que l'on se trouve assis ou debout, que quelque chose puisse ou ne puisse pas agir. Tout cela constitue bien un ordre du monde. Mais cet ordre, pourrait-on dire, se met alors en place consécutivement, et on voit l'importance qu'y prend alors le mouvement local qui, étant la mobilité de ces agencements, devient ainsi la vie même du monde. Au fond, il n'y a pas directement création du monde au sens usuel, il y a création de chaque chose séparément, les choses formant alors nécessairement un monde, puisqu'il leur faut coexister, et cela constitue bien un ordre.

D'une certaine manière, on voit bien pourquoi Ockham peut être considéré comme un impie, et que son excommunication n'est pas qu'affaire de pauvreté et de primauté du pouvoir temporel. Il croit sans doute plus que d'autres à un Dieu créateur, mais il ne croit peut-être pas que cela emporte un monde ordonné a priori. Le Dieu d'Ockham n'a pas une fonction de justification anthropomorphique. Puisqu'il se réfère explicitement à un passage de la Métaphysique6 d'Aristote, voyons de plus près cette argumentation aristotélicienne. Le « Philosophe », rappelons-le, ne prisait guère le monde « épisodique » de Speusippe. Outre les problèmes probables de rivalité et de jalousie personnelles7, car ces choses font aussi partie de l'ordre du monde tel qu'il s'ensuit de la coexistence des êtres séparés, Aristote, citant Agathon, ne parvient pas à imaginer l'absence d'un chef, ce sans quoi le monde ne saurait plus être conçu que comme une série d'épisodes « sans lien entre eux ». Pour paraphraser de manière anachronique : ce serait l'anarchie. Passons sur le fait qu'il ne semble pas que ces critiques rendent compte de manière suffisante de la pensée de Speusippe8, on voit bien que « sans lien » comporte un présupposé implicite. Il y a l'idée que l'absence d'un lien a priori et transcendant emporterait effectivement qu'« une substance n'exerce[rait] aucune influence sur une autre, par son existence ou sa non-existence ». Il faut « qu'il n'y ait qu'un seul chef », et non « une multitude de principes ». Mais pourquoi cela ? Parce que, dit-il, « les êtres ne veulent pas être mal gouvernés ». La « raison » est au fond clairement dévoilée : le problème n'est plus de savoir, il est que nous n'admettons pas, « les êtres ne veillent pas ». La dimension éthique et politique est ainsi clairement explicitée, l'abandon de la rigueur métaphysique également. Car, pense Ockham, il n'est évidemment nul besoin de cette « sorte de lien » existant réellement : « comme si ces corps n'étaient pas ordonnés et que l'univers n'existait pas vraiment sans une telle relation ». Voilà ce qui choque Ockham, que Dieu ait créé des choses ne suffirait pas à l'existence de l'univers ! La création serait donc insuffisante à faire un monde...

Le temps et la contingence radicale

La preuve n°3 du premier article de la cinquième question, qui pourrait servir d'exemple typique de la beauté déroutante du développement scolastique, mérite attention par la manière dont elle lie l'impossibilité de l'existence de quoique ce soit dans le présent qui déterminerait une existence future, à la nécessité de sauvegarder la possibilité permanente d'annihilation. La thèse contestée est donc, ici comme ailleurs, que le rapport en quoi consiste le « quand » aurait une existence propre distincte de celle des choses absolues. Or cette thèse, de Inexistence réelle par exemple d'un futur - Ockham s'occupera ensuite du passé - , est bien ce que l'on présuppose à chaque fois que l'on parle de «pré»vision de l'avenir9, qu'il s'agisse au plus bas degré de quelque chose comme la « voyance », ou dans le meilleur des cas de la croyance en un déterminisme absolu, à la manière de Laplace10.

Admettons donc qu'il y ait bien ces sortes de « petits demains » aujourd'hui. L'argumentation se construit d'abord sur le rappel de deux implications immédiates de la croyance en l'existence du futur, toutes deux appuyées, d'une manière rappelant les procédés socratiques, puisque justement il est ici question de Socrate, sur deux analogies rendant la démarche plus évidente sur des exemples plus banals.

l°) Il y a de la blancheur dans cet homme, donc il est blanc. Identiquement -. il y a du « demain » dans Socrate, ou si l'on préfère du « ce par quoi il existera demain » dans Socrate, donc il existera demain.

2°) Maintenant, au moment a, il est vrai que Socrate est assis, donc ensuite, et notamment demain, il sera toujours vrai de manière nécessaire que Socrate ait été assis au moment a. Identiquement -. maintenant, au moment a, il est vrai qu'il y a du « demain », et conséquemment du « ce par quoi il existera demain » dans Socrate, donc ensuite, et notamment demain, il sera toujours vrai de manière nécessaire que Socrate ait possédé du « demain » au moment a, ce qui emporte qu'il y ait eu au moment a ce « ce par quoi il devait exister demain ». Donc il ne sera pas possible qu'il ne soit pas demain, car alors il serait faux qu'il ait eu aujourd'hui ce « ce par quoi il existera demain », autrement dit qu'il ait eu en lui la veille ce « demain ». Son existence aura donc un caractère obligatoire. Dieu même ne pourrait pas le détruire, car alors il faudrait qu'il puisse faire que n'ait pas existé ce qui a existé, à savoir qu'hier il y ait eu un demain en lui.

Mais attention à bien situer la preuve. Ce qui montre ici que l'existence du « demain » dans le Socrate d'aujourd'hui n'est pas possible, c'est qu'à un moment donné Dieu serait alors en situation de ne pas pouvoir détruire Socrate, Dieu ne serait donc plus celui seul qui a le pouvoir absolu de faire que quelque chose soit ou ne soit pas. Si ce petit « demain » gisait quelque part aujourd'hui, il n'y aurait plus de créateur. Qu'il existe un quelconque moment où ce qui a été créé ne puisse pas être annihilé, c'est cela qui est irrecevable. Et ce n'est pas fragiliser l'être que de le suspendre à son annihilation possible, c'est au contraire le fait de ne pas le penser comme annihilable qui le résorbe dans une prétendue production nécessaire, dans la confusion entre cause secondaire et création. Ce qui est peut ne pas être : seule cette contingence radicale de l'être rend compte de l'être, fait pleinement ressaisir qu'être c'est « ne pas ne pas être », qu'il n'y a pleinement de l'être que sur fond de possibilité de n'être pas.

La contingence n'affaiblit nullement la consistance de l'être, bien au contraire. S'il y avait cette inéluctable nécessité d'être préétablie que recherchent ceux qui refusent la possibilité de futurs contingents, des choses qui seraient alors seulement produites ne seraient plus que des fantômes déductibles, privées qu'elles seraient d'une existence au fond injustifiable, si ce n'est que par la volonté « libre » d'un acte créateur. La création transcende la production.

On comprend mieux alors la puissance ontologique de la réaffirmation de la position aristotélicienne concernant les futurs contingents11. Il ne s'agit d'abord pas d'une certaine mollesse d'Ockham vis-à-vis de l'argument d'autorité12. Il ne s'agit pas non plus de la seule volonté de laisser ouverte la possibilité d'une délibération13, mais de montrer qu'un futur nécessaire désinvestit ce qui existera de sa réalité. Ce qui arrivera demain n'arriverait pas sérieusement, pas authentiquement demain, s'il existait déjà un « on ne sait quoi » qui soit demain au sein d'aujourd'hui.

L'espace et la proximité des causes

L'argumentation sur la non-existence d'une chose existant séparément qui serait le « où » présente quelques difficultés. D'abord parce que l'exemple central est celui de la sphère ultime, et nous savons bien que la croyance en l'existence d'une telle sphère relève d'abord d'une illusion d'optique qui nous fait apparaître les étoiles sur une « voûte » céleste tournant autour de nous14. L'essentiel de l'argumentation aristotélicienne repose sur cette propriété géométrique caractéristique de la sphère, de pouvoir tourner autour de son centre en coïncidant avec elle-même. Propriété fondamentale, car toute autre forme entraînerait qu'au cours de sa révolution, elle rencontrerait des lieux qui tantôt seraient occupés par le monde, tantôt ne le seraient pas. Cette existence d'«ailleurs », qui se trouverait attestée par leur propriété incongrue de faire épisodiquement partie du monde, n'est pas recevable. Si le monde est clos, il n'y a pas d'ailleurs, sans quoi, partie d'un plus vaste ensemble, il n'est plus le monde. Le monde occupe nécessairement tous les lieux de manière permanente15. La sphère tournant sur elle-même n'acquiert donc aucun lieu. Mais l'argument n'est pas si sûr, il suppose en effet qu'on ne veuille la considérer que comme une totalité indivisible. Si l'on accepte qu'elle soit composée de parties distinctes, par exemple les différents « corps célestes », alors ces parties en tournant acquièrent bien de nouveaux lieux. On pourrait donc opposer que dans la sphère ultime, il existe un rapport opposé au centre, et que les choses ainsi opposées changent bien de lieu. Mais le ciel n'est pas un lieu où se trouvent naturellement des choses, ce qui renvoie à Aristote16. Et, plus clairement, cette hypothèse fictive, ingénieusement scolastique : Dieu pourrait faire que le ciel soit absolument un seul corps, tendu de manière continue17, ce qui résout l'objection des parties séparées. Un autre argument, selon lequel Dieu pourrait bien créer un corps sans lieu18, est, d'une certaine manière plus probant, par le fait qu'il s'agit plus classiquement de la mise en oeuvre de la séparation, mais reste toutefois un peu étrange, comme déjà mentionné ci-dessus. L'argumentation décisive dans cette question sera plutôt à chercher dans la conclusion n°2 : le « où » ne renvoie qu'à des adverbes.

La réflexion sur ce que nous appelons l'espace est présente dans d'autres questions, sur la distance, sur la proximité des causes par exemple. L'ordre du monde est d'abord une disposition spatiale. Là où l'on aimerait voir une nécessité fondamentale dans l'enchaînement des causes, dans la liaison de la cause et de l'effet, Ockham nous parle de dispositions spatiales, d'empêchements par interposition. L'habitus ou la causalité, c'est être ou ne pas être au bon endroit. Voyons par exemple, dans la question 8, l'exemple du soleil, de l'air et de la fenêtre. Le soleil peut éclairer l'air de la maison, mais il y a tout de même une condition : que la fenêtre (que nous supposerons, pour rendre l'exemple plus simple, munie d'épais rideaux). Là, comme pour l'habitus ci-dessous, il y a ce que nous pourrions appeler un travail de désinvestissement portant ici sur la notion cruciale de causalité. La relation de cause à effet conserve, comme A. Comte le fera remarquer, un côté « théologique » masqué, très caractéristique de ce qu'il appelle l'«état métaphysique », et auquel il faudra renoncer en faveur de la notion de loi pour en arriver à l'âge « positif »19. Or que voit-on s'opérer dans cette fenêtre qui s'ouvre ou se ferme ? Qu'il faut peu de choses pour qu'une cause agisse ou n'agisse pas, et surtout qu'il suffit de l'interposition de quelque chose d'absolument inessentiel. Mais la relation de cause à effet est d'abord conçue, comme liant de l'ordre du monde, comme un rapport intime, nécessaire, consubstantiel : une vraie liaison nécessaire enfin, quasi ou ouvertement de droit divin. Qu'une fenêtre fermée puisse suffire, qu'une existence séparée et de plus hétérogène à l'affaire puisse suspendre l'action, montre bien ce qu'il en est réellement de la mise en place de l'ordre. C'est d'abord une affaire de disposition spatiale. Là encore, on rencontre une contingence radicale. Là où d'autres aimeraient voir une nécessité inéluctable, ou dans l'ordre des choses humaines un destin, Ockham nous parle de rencontres.

On voit donc s'affirmer le rôle prépondérant du mouvement local. C'est finalement, en dernière analyse, le mouvement local qui rend compte de l'ordre. Il semble donc qu'il y ait bien ici une première mise en place des fondements de la future physique nouvelle, centrée sur l'étude du mouvement ou mécanique, telle que par exemple Galilée commence à la constituer efficacement trois siècles plus tard, et qui trouvera son expression classique dans la physique newtonienne20. Cette lecture physicienne semble certes pertinente, mais le propos va peut-être plus loin. L'efficacité des causes, mais aussi l'habitus ou la position, sont affaires de mouvement local. On en sous-estimerait la portée à croire que l'efficacité des causes, liée à leur éventuelle proximité, et donc dépendante de mouvements locaux, ne renverrait qu'à l'ébauche d'une nouvelle conception physique ne s'occupant que d'espace et de mouvements. C'est une conception plus large de l'ordre du monde qui s'y dessine : selon qu'une fenêtre soit ouverte ou fermée, il se passera ou il ne se passera pas cela. L'ordre du monde se dessine donc dans des dispositions spatiales, il se décide dans des mouvements locaux. Un monde de voyages et de rencontres21 se met en place.

Le désinvestissement de l'habitus

La naïveté ontologique anthropomorphique qui consiste à croire en l'être d'un avoir risque fort d'être un des faits psychologiques les plus primitifs, les plus fortement ancrés en l'esprit. Or l'avoir n'est rien. L'habitus, qui vient de habere, avoir, est à l'origine le prédicament de la possession. « Avoir » peut s'entendre de diverses manières, et notamment se scinder en deux grands groupes de sens : la possession au sens usuel, ou la disposition interne22. Il prend éventuellement chez les penseurs scolastiques le sens plus restreint d'avoir quelque chose sur soi, tel un vêtement, une chaussure, l'exemple de la chaussure existant déjà chez Aristote. Sens large ou sens restreint, ce prédicament, comme tout autre, n'est rien de distinct des choses qu'il associe, et nous allons voir dans quel sens très restreint il les associe.

L'avoir, la possession, ce rapport souvent sacralisé qui ne peut pas ne pas être quelque chose, est ici cruellement réduit à n'être deux fois rien. Rien d'abord, en ce que ce n'est aucune chose qui soit distincte des choses mêmes : entre le pied et la chaussure, ou si l'on préfère autour, ou encore à l'intérieur, du pied ou de la chaussure, nulle tierce petite chose qui serait la possession. Rien ensuite, parce que l'habitus ne connote rien d'autre qu'une distance nulle, c'est à dire rien d'autre que le fait qu'il n'y ait rien d'interposé entre le pied et la chaussure23. Et un homme chaussé restera chaussé, quand bien même perdrait-il l'avoir hypothétique de sa chaussure, pourvu seulement que la chaussure et le pied restent en place, sans rien qui vienne s'interposer. Et pour l'occasion, on comprendra qu'il faille rien moins que Dieu pour détruire un tel rapport et ramener l'habitus à n'être qu'une simple affaire de proximité. Il n'est pas inutile de rappeler ici la querelle mentionnée ci-dessus entre Jean XXII et l'ordre des frères mineurs, concernant la réaffirmation par les franciscains de leur vocation à la pauvreté, en imitation du Christ et des apôtres. L'argumentation emporte ici la mise en évidence de ce que d'un sens objectif - l'absence de toute chose interposée - , on glisse subrepticement à une toute autre affaire, un rapport mythique qu'il restera à fonder moralement, socialement, politiquement. Mais strictement parlant, l'habitus se résume à cela : « qu'une chose soit autour d'une autre qui soit mobile de son propre mouvement, si aucun obstacle ne l'en empêche ». Et Ockham précisera : « La dite chose n'est pas une partie de celle qui la possède, n'en est pas solidaire », mais tout simplement « s'en distingue par le lieu et la position »24. Là encore, l'ordre du monde prend source en sa disposition spatiale.

Les manières de parler

Le groupe de huit questions ici choisies ne se centre pas explicitement sur la question du langage ou celle de la pensée, qu'Ockham abordera largement en d'autres œuvres. Cette question est néanmoins partout sous-jacente, et est notamment explicitée en au moins trois occasions. Un peu comme chez Augustin quand il nous parle du temps, on nous indique ici qu'il y a des manières de dire qui inciteraient à croire qu'existe réellement quelque chose, là où il n'y a pourtant pas d'existence séparée. Il n'y a pas pour Augustin de réalité de l'avenir ou du passé : ce ne sont que des représentations de l'esprit25, connotant dans le présent la préméditation ou la mémoire. De la même manière, il n'y a pas pour Ockham d'hier ou de demain26. Ce ne sont que des adverbes, c'est-à-dire des « manières de répondre convenablement à la question "quand" ». S'il y a un problème de validité de ces notions, ce n'est pas sur une alternative d'existence ou de non-existence qu'elle se jouera, mais sur le caractère « convenable » d'une réponse à un question. Il s'agit donc de langage et de logique, conséquemment de pensée. Ce faisant, Ockham est-il fidèle à Aristote dont il se réclame explicitement ? Nous avons signalé par ailleurs les difficultés de cette question. De la même manière « ici » et « là » ne sont que des manières de répondre à la question « où »27.

Le langage peut notamment connoter plus spécialement la chose sous tel ou tel angle. Ainsi28, on peut dire que l'action ou la passion ne désignent aucune chose réellement distincte, mais on peut aussi bien dire qu'elles désignent la chose même, Fraction étant alors la chose même en tant qu'on la connote comme agent, la passion la chose même en tant qu'on la connote comme patiente. Mais qu'une même chose soit l'une ou l'autre ne comporte aucune nécessité. Tout cela nous renvoie donc à une étude du langage, qui formera un aspect essentiel de la réflexion d'Ockham, l'idée essentielle étant déjà claire dans ces extraits - savoir distinguer la question de l'être des problèmes relatifs aux manières de dire, et surtout ne pas prendre des effets de langage pour du réel29, ne pas prendre des mots pour des choses. Notamment, ce que nous appelons ordre est à saisir du côté des concepts, non de la chose. L'ordre du monde n'est pas dans les choses, mais dans les esprits. Apparaît alors très nettement le lien entre la séparation ontologique, la réflexion épistémologique, et le combat politique. Le souci d'Ockham est celui formulé par Augustin : « pourvu cependant que l'on entende bien ce qu'on dit »...

NOTES

1. Cf. Leibniz, La monadologie. Les monades certes « ( ) ne sauraient commencer, ni finir, que tout d'un coup, c'est-à-dire, elles ne sauraient commencer que par création et finir que par annihilation (... ) » (§ 6), mais par ailleurs elles n'ont pu être créées que dans la perspective du meilleur des inondes possibles qu'elles sont susceptibles de composer (§ 53-55).
2. Ce qui est assez- représentatif de cette manière de reprendre discrètement d'une main ce qui a été accordé de l'autre : un monde fait de diversité, mais où chaque être représente le tout. Il n'y a donc au fond, essentiellement, que ce tout, unique, l'Un de nouveau. Il a bien d'un côté le principe des indiscernables . « il faut même, que chaque Monade soit différente de chaque autre » (Leibniz. ibidem, § 9), mais d'un autre côté « (...) cette liaison ou cet accommodement de toutes !es choses créées à chacune et du chacune à toutes les autres, fait que chaque substance simple a des rapports qui expriment toutes les autres, et qu'elle est par conséquent un miroir vivant perpétuel de l'univers » (§ 56).
3. « Est autam Deus verax, omnis autem homo mendax » : Dieu est vrai, tandis que tout homme est menteur (Épître aux romains, 111, 4), cité par Bernard de Clairvaux (1090-1153) dans ses Principes de la vie chrétienne. On sait que la «rigueur » mystique de l'abbé de Clairvaux l'amènera à des comportements de violence répressive, notamment contre Abélard (1079-1142), un des précurseurs du nominalisme ». « Quant à la lèpre du jugement propre, elle est d'autant plus nuisible qu'elle est plus cachée; et plus on en est atteint, plus on se croit sain. C'est le mal de ceux qui ont le zèle de Dieu, mais un zèle qui n'est pas selon la science. Ils suivent leur erreur, et s'y obstinent au point de n'acquiescer à aucun conseil. Destructeurs de l'unité, ennemis de la paix, dépourvus de charité, gonflés de vanité, satisfaits d'eux-mêmes. grands, à leurs propres yeux, ils ignorent la justice de Dieu et prétendent y substituer la leur » (Bernard de Clairvaux, L'état religieux, trad. « par une religieuse bernardine du monastère d'Esquermes »).
4. Cf. question 8, lignes 474-482.
5. Questions 7 et 8.
6. Question 8, lignes 434-435. Voir la référence en note.
7. « En 348, Platon meurt. il a désigné comme successeur à' la tête de l'école son neveu Speusippe. Dès l'Antiquité, des biographes malveillants ont attribué à ce choix de Platon la véritable cause de la rupture d'Aristote avec l'Académie. Aristote en gardera du moins une rancune solide contre Speusippe » (P. Aubenque, article Aristote de l'Encyclopedia universalis).
8. Speusippe (env.-393--339) propose une conception du monde par degrés, dont on soulignera ultérieurement le caractère évolutionniste.
9. Cf. Augustin, Confessions, ch. XVIII : « De quelque façon que se produise ce mystérieux pressentiment de l'avenir, on ne peut voir que ce qui est. Or ce qui est déjà n'est pas futur, mais présent » (trad. J. Trabucco).
10. P. S. de Laplace (1749-1827) : « Nous devons donc envisager l'état présent de l'univers comme l'effet de l'état antérieur et comme la cause de ce qui va suivre. Une intelligence qui, pour un instant donné, connaîtrait toutes les formes dont la nature est animée (... ) embrasserait dans la même formule tous les mouvements des plus grands corps de l'univers et ceux du plus léger atonie, rien ne serait incertain pour elle, et l'avenir, comme le passé, serait présent à ses yeux ».
11. Thomas d'Aquin ou Leibniz, par exemple, n'admettront pas l'existence de futurs contingents, de peur de restreindre alors la connaissance que Dieu pourrait avoir de sa propre création : « les contingents sont infailliblement connus de Dieu ».
12. Cf. L. Valcke, ibidem.
13. Cf. Aristote, De l'interprétation (§ 9, trad. J. Tricot) : « En vertu de ce raisonnement, il n'y aurait plus ni à délibérer, ni à se donner de la peine, dans la croyance que si nous accomplissons telle action, tel résultat suivra, et que si nous ne l'accomplissons pas, ce résultat ne suivra pas ».
14. Cf. A. Koyré, Du monde clos à l'univers infini.
15. Lignes 375-378.
16. Cf. lignes 341-342 et la note.
17. Ligne 343.
18. Lignes 346-347 et 352-357.
19. Cf. A. Comte, Cours de philosophie positive, première leçon : « le caractère fondamental de la philosophie positive est de regarder tous les phénomènes comme assujettis à des lois naturelles variables, dont la découverte précise et la réduction au moindre nombre possible sont le but de tous nos efforts, en considérant comme absolument inaccessible et vide de sens pour nous la recherche de ce qu'on appelle les causes, soit premières, soit finales ».
20. Cf. J. Largeault, Enquête sur le nominalisme : « Le rôle libérateur de la scolastique est alors terminé : elle peut débarrasser la scène, l'époque moderne commence » (cité également par L. Valcke). Cf. également Le système du monde de P. Duhem.
21. L'«occursus», la rencontre, notion importante dans la pensée de Spinoza, notamment la rencontre fortuite. Cf. de G. Deleuze, Spinoza, particulièrement pages 27-29, et Spinoza et le problème de l'expression , p. 215 et suivantes, sur la rencontre fortuite, fotuitus occursus, et notamment : « Si nous considérons un corps ayant tel rapport précis, il rencontre nécessairement des corps dont le rapport ne se compose pas avec le sien, et finira toujours par en rencontrer un dont le rapport détruira le sien » (pages 217-218). La conception spinoziste est bien évidemment, sur d'autres points, totalement opposée à celle d'Ockham.
22. Cf. Thomas d'Aquin, Somme théologique, première section de la seconde partie, question 49, portant sur la nature des habitus : « Ce nom d'habitue est tiré du verbe habere, avoir. Il en dérive du deux manières, l° au sens où l'on dit qu'on possède quelque chose : on, c'est-à-dire l'homme ou quelque autre réalité; 2° au sens où une réalité en quelque sorte se possède, en elle-même ou à l'égard d'autre chose ». L'auteur traitera ensuite longuement de la notion (questions 49 à 54).
23. « Et l'on dit que la distance est plus grande ou plus petite selon que le corps intermédiaire est plus grand ou plus petit » (question 8, lignes 512-513).
24. Question 7, lignes 416-419.
25. Cf. Augustin, Les confessions, chapitre XVIII « Le présent et l'avenir nous sont présents dans les représentations de notre esprit ». Voir aussi au chapitre XIV : « Comment donc, ces deux temps, le passé et l'avenir, sont-ils, puisque le passé n'est plus et que l'avenir n'est pas encore " » (trad. J. Trabucco).
26. Question 5, lignes 302-308 et 325-327.
27. Question 6, lignes 358-360.
28. Question 4.
29. Cf. Augustin, ibidem, chapitre XX : « Que l'on persiste à dire : « il y a trois temps, le passé, le présent et l'avenir », comme le veut un usage abusif, quoi qu'on le dise. Je ne m'en soucie guère, ni je n'y contredis ne ne le blâme, pourvu seulement que l'on entende bien ce qu'on dit, et qu'on n'aille pas croire que le futur existe déjà, que le passé existe encore. Un langage fait de termes propres est chose rare : très souvent, nous parlons sans propriété, mais on comprend ce que nous voulons dire ».

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