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Le temps

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Les Éléates

L

'illustrissime Parménide (né à Élée vers -540, et mort en -450) enseignait que l'être est immuable, immobile et indivisible. S'il faut s'en tenir au principe tautologique : l'être est, le non-être n'est pas, alors tout ce qui est mouvement, changement, bref tout ce qui a pour cadre le temps, ne peut être qu'illusion, car tout cela implique d'une certaine manière que ce qui est, soit et ne soit pas en même temps. Cette pensée contient donc une opposition entre l'intelligible et les apparences sensibles illusoires, qu'on retrouvera ultérieurement développée par Platon.

Zénon d'Élée (né vers -490) aurait été l'auteur d'une quarantaine d'arguments tendant à appuyer les thèses de son maître Parménide. On connaît notamment de lui quatre "paradoxes" qui prétendent démontrer que le mouvement ne saurait être réel. Le plus célèbre d'entre eux est connu sous le nom de paradoxe d'Achille et la tortue. Comment peut faire Achille, symbole de la vitesse, pour rattraper la tortue, symbole de la lenteur, partie avant lui ? Pour rattraper quelqu'un, il faut commencer par rejoindre l'endroit où il est. Mais rejoindre cet endroit (x1), demande un certain temps (t1), pendant lequel la tortue aura un peu avancé, se trouvant désormais un peu plus loin, en  (x2). Il ne restera donc plus à Achille qu'à franchir la petite distance séparant  (x2) de  (x1) pour conclure. Mais pour parcourir cette petite distance, il lui faudra un certain temps  (t2), certes bien inférieur à  (t1), mais pendant lequel cependant la tortue aura un peu avancé, se trouvant alors en  (x3). On voit bien que le raisonnement est reconductible à l'infini. A chaque fois qu'Achille arrivera à l'endroit où la tortue était, elle n'y sera plus, puisque pendant ce temps elle aura franchi une petite distance supplémentaire. Il ne sert à rien de rétorquer que la distance entre  (xn+1) et  (xn) sera de plus en plus petite, elle ne sera de toutes façons jamais nulle. De la même manière, si  (tn) est de plus en plus bref, il n'en sera pas moins jamais nul. Par récurrence, puisque pour rattraper quelqu'un, il faut commencer par aller à l'endroit où il était, et que pendant ce temps, il est toujours allé un peu plus loin, on ne peut jamais rattraper personne,  le mouvement est donc illusoire.

Un second paradoxe fonctionne d'une manière similaire.  Pour parcourir une distance, il n'est d'autre moyen que de parcourir d'abord la première moitié, avant d'entreprendre la seconde. Mais une fois la première moitié parcourue, on peut réitérer le raisonnement  en l'appliquant à la seconde moitié, en disant donc qu'il faut d'abord parcourir la première moitié de cette dernière (c'est à dire le quart du total), avant d'en aborder la seconde. Mais arrivé à terme de la première moitié de la seconde moitié (c'est à dire aux trois quarts du total), on peut encore dire qu'il faut d'abord faire la première moitié de ce qui reste (soit le huitième) avant  de finir le reste. On voit bien que ce raisonnement est aussi reconductible à l'infini, et qu'il restera toujours une première moitié de quelque chose à parcourir avant de pouvoir terminer l'ultime moitié. Là encore, inutile de faire remarquer que les distances se font de plus en plus courtes, elles ne seront jamais nulles : 1/2,  1/4,  1/8,  1/16, etc. On ne peut donc jamais parvenir quelque part. Il ne sert à rien d'évoquer ici l'évidence sensible, puisque justement le but de ces paradoxes est de montrer qu'il y a contradiction entre le raisonnement et les données sensibles. Il n'y a guère d'espoir non plus de trouver une faille dans le raisonnement même. D'un point de vue mathématique, il faudra attendre Leibniz pour trouver une parade (et non à proprement parler une réfutation), par l'invention de la notion de limite (la série faite de l'addition des termes ci-dessus, et dont le terme général est 1/2n, tend vers 1 quand n tend vers l'infini).

Le paradoxe de la flèche est d'une nature différente  :"Si toute chose est à quelque instant donné ou en repos ou en mouvement et si elle est en repos quand elle est dans un espace égal à elle-même, comme d'autre part ce qui est transporté est toujours dans l'instant, la flèche transportée est toujours immobile." (Aristote, Physique ). On peut transposer cela sous une forme et dans un langage plus contemporain: à un moment to un mobile est à une position xo de sa trajectoire, mais il y est un moment de durée nulle (car s'il y était un certain temps, même très petit ε>0, il faudrait dire qu'il s'y est arrêté ce temps ε, et donc qu'il n'était plus en mouvement). Donc un mobile est durant un temps de durée nulle à chaque point de sa trajectoire, ce qui revient à dire qu'il n'y est pas. Comme un mobile ne peut être en dehors de sa trajectoire, il n'est plus donc nulle part. Un mobile est donc en n'étant plus, ce qui est en contradiction avec la tautologie selon laquelle ce qui est est, et ce qui n'est pas n'est pas. Le mouvement est donc impossible.

On peut également réfléchir au fait que la notion de changement est en soi paradoxale. Car quand je dis que quelque chose change, je dis à la fois qu'il y a ce quelque chose qui reste (car sinon, on a autre chose, et non plus quelque chose qui a changé), et en même temps que ce même quelque chose n'est plus le même avant et après, puisqu'il a changé. Donc je dis à la fois que c'est lui et que ce n'est pas lui. D'une manière générale, on retrouvera ces mêmes genres de contradictions dans tout ce qui se réfère au temps. On en arrive donc logiquement à une dénégation du temps.

Aurelius Augustinus

Près de mille ans plus tard, Augustin, évêque d'Hippone (en Numidie, correspondant à une partie de l'Algérie actuelle), devenu plus tard Saint Augustin, entreprend, dans un but apologétique, un type de dénégation du temps un peu similaire. Dans Les confessions, il consacre un long passage à réfléchir sur le temps, cette notion étrange qui devient obscure dès qu'on s'y attarde. " Qu'est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais bien; mais si on me le demande, et que j'entreprenne de l'expliquer,  je trouve que je l'ignore."

Si l'on veut définir le passé, on doit dire que c'est l'ensemble de ce qui a existé, mais n'existe plus. On ne peut en effet se contenter de dire que c'est ce qui a existé, car ce qui a existé mais existe encore n'est pas passé, mais présent. Le passé est donc un ensemble de choses qui n'existent plus. Par définition ce qui n'existe plus n'existe pas. Donc le passé est un ensemble de choses qui n'existent pas, donc le passé n'est rien, donc le passé n'existe pas en tant que tel. Bien sûr, on voit bien ce qu'on veut dire quand on parle du passé : c'est un mode d'être du présent qui se rapporte à ce qui n'existe plus. Mais donc quand on a un souvenir, c'est un souvenir présent, qui existe au présent et au présent seulement, même s'il se réfère à quelque chose qui, lui, n'existe plus.

Si l'on veut définir le futur, on doit dire que c'est l'ensemble de ce qui existera (et dont on ne peut pas d'ailleurs être absolument certain qu'il existera), mais qui n'existe pas encore. On ne peut en effet se contenter de dire que c'est ce qui existera, car ce qui existera, mais existe déjà, n'est pas du futur, mais du présent. Le futur est donc un ensemble de choses qui n'existent pas encore. Par définition ce qui n'existe pas encore n'existe pas. Donc le futur est un ensemble de choses qui n'existent pas, donc le futur n'est rien, donc le futur n'existe pas en tant que tel. Bien sûr, on voit bien ce qu'on veut dire quand on parle du futur : c'est un mode d'être du présent qui se rapporte à ce qui n'existe pas encore, soit qu'on considère que ça pourrait advenir, soit qu'on ait l'intention de l'entreprendre. Mais quand on prévoit ou qu'on projette, c'est une prévision présente ou un projet présent, qui existent au présent et au présent seulement, même s'ils se réfèrent à quelque chose qui, lui, n'existe pas encore.

Ainsi, passé et futur sont des sortes de comportements de la pensée au sein du présent. "(...) peut-être pourrait-on dire avec vérité, qu'il y a trois temps, le présent des choses passées, le présent des choses présentes,  et le présent des choses futures. Car je trouve dans l'esprit ces trois choses que je ne trouve nulle part ailleurs (...)" (Confessions, Livre XI). (On voit donc au passage se dessiner l'idée selon laquelle le temps n'est pas réel, et que la temporalité est le mode d'être de la pensée, de la conscience). Mais, si passé et futur ne sont que des modes du présent, qu'en est-il du présent lui-même ? Son mode d'être est un mode d'être très paradoxal qui n'existe qu'en s'écoulant, et donc en ne restant jamais : " Si donc le présent n'est un temps que parce qu'il s'écoule et devient un temps passé, comment pouvons nous dire qu'une chose soit, laquelle n'a aucune cause de son être, sinon qu'elle ne sera plus ?" (id.). Formulé de manière plus contemporaine, le présent n'existe pas parce qu'il a une une durée nulle. En rappelant que le sens strict d'éternel est qui est hors du temps, on voit bien que, dans un contexte différent, il y a une similitude de visée chez Parménide et Augustin : démontrer que seul un être éternel peut véritablement être.

On peut s'interroger sur les notions de prévision et de prédiction. Remarquons au passage que le sens actuel des termes ne respecte pas leur sens étymologique (voir d'avance et dire d'avance). Il est toujours possible de dire d'avance, avec plus ou moins de probabilité de tomber juste, à partir des données du présent, et avec  bien sûr un peu de réflexion et de jugement. Par contre, c'est une absurdité de prétendre voir d'avance, car voir suppose la coprésence d'un sujet qui voit et d'un objet qui est vu,  il n'y a donc de vision qu'au présent. Ce qui est vu fait l'objet d'une vision présente, il n'est donc pas futur. Ce qui est futur n'existe pas encore, il ne peut donc être vu.

Le transcendantal kantien

De par sa formation, Emmanuel Kant, dans la tradition de Leibniz, a gardé l'idée incontestable que la connaissance est construite par la raison. Mais sa rencontre avec la pensée de David Hume, qui l'a, dit-il, "réveillé de son sommeil dogmatique",  lui fait comprendre que pour connaître quelque chose, il faut que ce quelque chose nous soit donné, et qu'il n'y a pas d'autre moyen que quelque chose nous soit donné que par les sens. Contrairement à la démarche cartésienne, au sujet de la " preuve ontologique" de l'existence de dieu, Kant affirme que l'existence de quoique ce soit ne peut nous être donnée que par la sensibilité (l'ensemble des sens). Si l'on appelle intuition le fait de recevoir un donné, l'intuition est toujours sensible, il n'y a pas "d'intuition intelligible".

Le problème sera alors, dans cette partie de La critique  de la raison pure qu'il appelle esthétique transcendantale, d'étudier comment la sensibilité fait-elle pour "intuitionner",  c'est à dire comment faisons-nous pour recevoir les données sensibles. En ce qui concerne l'extériorité, Kant montre que nous possédons un cadre de la sensibilité, qui a la triple propriété d'être nécessaire, subjectif et a priori, qu'on appellera donc cadre transcendantal du sens externe. Mais la sensibilité interne ne se réfère pas nécessairement à l'espace. Elle ne peut par contre s'exercer que dans le cadre du temps. Le temps est un cadre nécessaire de l'intuition interne, car il est la condition de tous les phénomènes. Le changement et le mouvement supposent la représentation du temps.  On ne peut dire qu'une chose est et n'est pas en un lieu que si l'on suppose des moments différents du temps. Le temps est le cadre nécessaire et a priori pour recevoir tout changement. Il est donc abusif de dire que le temps change ou que le temps passe, car c'est plus exactement dans le temps que tout change et tout passe.

Kant conserve l'idée de Leibniz (et conforme à la pensée d'Augustin) selon laquelle le temps "ne saurait être une réalité absolue. Car puisqu'il n'a jamais ses parties ensemble on ne peut dire qu'il existe." Mais alors que Leibniz en fait une idée, celle de la pensée de la succession, Kant lui refuse ce statut de concept (donc relevant de l'entendement), pour en faire un cadre pur de la sensibilité. L'irréversibilité objective du mouvement (on ne peut revenir en arrière dans le mouvement du bateau qui descend le fleuve), montre qu'il y a là quelque chose de non conceptuel (car la pensée peut toujours revenir en arrière, comme quand l'oeil se promène sur la façade d'une maison). Le temps n'est pas une chose, il ne fait pas partie des objets, il n'est pas non plus une idée de l'entendement, il est la condition subjective a priori de toutes nos intuitions. Le temps est le cadre transcendantal du sens interne. Mais comme tous les phénomènes, même externes, sont rapportés par nous à notre expérience interne, le temps se trouve être pour nous, directement ou indirectement, cadre de tous les phénomènes.

La durée bergsonienne

Il faut commencer par distinguer deux choses, le temps tel que nous le donne la montre et tel que l'appréhendent les mathématiques d'une part, le temps tel que nous en avons réellement l'expérience d'autre part. Or, si l'on prend garde à ce dernier, que nous appellerons le temps "vécu", on comprend vite que les opérations usuelles de l'arithmétique y sont d'une application assez problématique. Par exemple si, mathématiquement parlant, 8 fois 1 font 8, on n'imagine pas qu'on puisse remplacer sans problème une nuit de 8 heures par huit fois une heure de sommeil dispersés, ou qu'on puisse tenir pour équivalentes une mélodie de vingt notes, et les mêmes vingt notes données dans l'ordre, mais avec des intervalles aléatoires. On voit bien alors la difficulté : la mélodie doit être donnée dans le bon rythme, dans le bon mouvement, et elle n'autorise pas n'importe quelle division. Si un kilo de pommes de terre est renversé et qu'elles sont dispersées, il n'y a néanmoins aucune perte de marchandise, tandis que si les notes d'une mélodie sont dispersées en notes éparses, il y a bien les notes, mais il n'y a plus la mélodie.  On tient ici ce que Bergson pense être l'erreur de méthode de Zénon : ce qui est dans l'espace est divisible à loisir, mais non ce qui est dans le temps. Les règles de l'arithmétique ne sont pas légitimes pour l'appréhension du temps. Il est d'ailleurs d'expérience courante que le temps se présente à nous avec des densités différentes, il est des heures courtes et des heures longues, et même si l'on dit qu'in ne s'agit là que d'impressions psychologiques, il n'en reste pas moins que la manière dont le temps nous est effectivement donné comporte une hétérogénéité fondamentale qui rend problématique l'utilisation de la notion d 'égalité.

D'où est donc venue l'idée d'utiliser des outils mathématiques qui semblent peu pertinents pour repérer et mesurer le temps ? C'est que l'usage social exige des repères temporels allant du moyennement précis au très précis, et selon des modalités qui ne dépendent pas de la situation et de la subjectivité de chacun. Qu'il s'agisse d'un emploi du temps scolaire, d'une compétition sportive, d'un réglage technique, il faut parvenir à obtenir une mesure du temps précise. Or l'idée de mesurer le temps est en soi un paradoxe. En effet, pour mesurer quoique ce soit, il faut la présence simultanée des différentes parties de ce que l'on mesure, ce sans quoi on ne sait pas ce qu'on mesure (penser à l'erreur de débutant qui consiste à ne pas vérifier que le début du mètre est bien resté au départ de ce qu'on mesure). Mais la simultanéité est coexistence dans l'espace, il n'y a donc de mesure que spatiale. Quand on a par exemple à mesurer des grandeurs intensives, on leur trouve un effet spatial servant de support à la mesure, comme la longueur d'une colonne de mercure se dilatant pour mesurer une température, non directement mesurable parce que non extensive en soi. On procédera de la même manière pour le temps. Celui-ci n'est pas directement mesurable, puisqu'il faudrait qu'il reste en place, alors qu'il est pur écoulement. Alors on mesurera des parcours, des trajectoires supposées parcourues uniformément, comme les arcs de cercle d'une horloge. Celle-ci ne montre pas qu'une heure s'est écoulée, mais que la grande aiguille a parcouru un arc de 360° (ou la petite un arc de 30°). La clepsydre et le sablier mesurent des hauteurs. Remarquons que les définitions de temps sont en fait  des définitions d'espace, la journée est une rotation de 360° de la terre sur elle-même, l'année une rotation de 360° de la terre autour du soleil. La difficulté semble ainsi contournée de manière avantageuse.

Mais ce détour par l'espace va être à l'origine d'une déformation de l'esprit dans son appréhension du temps, que Bergson appellera l'illusion spatialisatrice du temps. En effet, à force de mesurer et de représenter du temps par de l'espace, on en vient à penser le temps comme de l'espace. Par exemple, on applique la notion de divisibilité à l'infini, légitime pour l'espace, mais non pour le temps. Zénon croit découper du temps, il divise de l'espace. Ses arguments ne prouvent rien d'autre que le fait qu'on peut diviser une trajectoire à l'infini. D'une manière similaire, le calendrier ou l'agenda sont bien pratiques, mais il nous habituent à nous représenter dans la simultanéité ce qui, en réalité, ne peut exister en même temps. Tous les jours sont là en même temps sur le calendrier, et c'est à partir de là que l'on va concevoir de se promener d'un jour à l'autre, en avant ou en arrière, ce qui est strictement impossible dans le temps, qui est déroulement irréversible. Ainsi naissent les idées certes poétiques et amusantes, mais parfaitement absurdes, de voyage dans le temps.

On ne peut s'amuser à découper ce qui est temporel de manière arbitraire. Il y a toujours une affaire de rythme qu'il faut respecter sous peine d'en détruire le sens. Il y a des temps forts, des temps faibles, des respirations. Il faut donc saisir "le mouvement dans le mouvement". Le propre de l'intelligence est d'analyser. Analyser veut dire diviser par la pensée. Or la division n'est pas légitime en ce qui concerne le mouvement. Quand bien même l'intelligence décomposerait le film ou la musique en ses éléments, ce qui est non seulement possible, mais à certains égards utile, il n'en reste pas moins que l'un et l'autre ne conservent leur plein sens que si on les considère dans leur mouvement indivisible. On peut alors dire que ce qu'on appelle ordinairement l'intelligence n'est pas pleinement apte à rendre compte des affaires temporelles. Il n'est d'ailleurs pas rare de voir des gens très intelligents et méthodiques avoir des difficultés à juger du bon rythme. C'est donc une autre capacité que celle de savoir appréhender le mouvement dans le mouvement. Bergson la nomme intuition (on précisera alors intuition bergsonienne). C'est, à l'opposé de l'intelligence, une appréhension plutôt synthétique, saisissant d'un vol les articulations propres du mouvement.

Si l'intelligence, par son procédé analytique, parvient à concevoir le temps comme étant basé sur la notion d'instant (par essence fugitif, de durée nulle), notre intuition du temps nous le donne plutôt comme étant basé sur une autre notion, celle de durée. La durée  a d'abord comme caractéristique de durer, ce qui signifie à la fois qu'elle a un caractère incompressible et indivisible. Quoi que ce soit qui ait lieu, cela demande un certain temps pour avoir lieu, et perd sa signification, devient absurde ou impossible,  si on entreprend de le diviser en deçà d'un certain seuil, seuil  qu'on ne peut évidemment pas quantifier officiellement. La notion d'un présent instantané est donc purement théorique. L'expérience élémentaire de la durée, dit Bergson, c'est qu'il faut attendre que le morceau de sucre fonde dans le café (pour ceux qui font ce curieux mélange), et comme on dit parfois, ça durera ce que ça durera.  Et les divisions au sein d'une durée n'ont de sens que si elles correspondent au rythme propre de cette durée : la mélodie exige que l'on respire au bon moment. Le présent ne peut être considéré comme un instant de durée nulle, l'expérience que nous en avons nous le révèle au contraire comme étant de l'ordre de la durée incompressible.

Une autre caractéristique intéressante de la durée est son aspect cumulatif. L'expérience de l'attente est à cet égard significative. Pourquoi s'énerve-t-on au bout d'une heure d'attente, et non dès la première seconde, alors qu'on pourrait considérer logiquement que la trois mille six centième seconde étant strictement identique à la première, et durant exactement aussi longtemps, il n'y a aucune raison pour qu'elle ne produise pas le même effet, c'est à dire aucun. Mais voilà, elle "pèse" plus lourd,  elle est comme lestée des trois mille cinq cent quatre vingt dix huit qui les séparent, ce qui implique donc qu'il est faux de considérer qu'un instant chasse l'autre, mais qu'il y a au contraire un effet "boule de neige". Le présent se continue, il s'entasse sur lui-même, ce qui nous éloigne fortement de la représentation mathématique du présent comme un point mobile sur une droite. Cela oblige également à revoir la distinction entre passé et présent : il est factice de décomposer le temps passé pour dire ou comprendre une phrase en un passé et un présent. Le temps d'arriver au bout de la phrase, le passé qu'en constitue  formellement le début est encore présent, l'ensemble de la phrase est à considérer comme un présent qui dure. La question est alors : faut-il s'en tenir au présent de la phrase, et pourquoi pas au  présent du paragraphe, à celui du cours, et d'extension en extension, à celui de sa vie toute entière ? Le présent est donc une notion plus complexe qu'il y parait.

Sauf cas artificiels, la plupart du temps dans le cadre d'une activité sociale ou technique, on ne peut assigner à la durée ni commencement ni fin bien nette. Dans une compétition sportive, comme une course, on tente de situer de la manière la plus précise possible un instant qui soit le début et un autre qui soit la fin. Mais il s'agit là d'une construction artificielle, conventionnelle, de l'homme. On peut par exemple, comme Schopenhauer, poser la question, quand commence la vie d'un individu ? Le jour de sa naissance ? Le jour de sa fécondation ? Le jour où ses parents ont (éventuellement) décidé de sa conception ? Le jour (si jour il y a eu) où ils ont commencé à s'aimer ? Le jour où leurs regards se sont pour la première fois rencontrés ? Les jours plus anciens où se sont mises en place les structures psychologiques qui ont permis plus tard à ce croisement de regards d'être  déclencheur ? On voit bien qu'on peut ainsi remonter à l'infini, c'est toujours déjà commencé. De toutes façons, comment quelque chose commencerait-il s'il n'y avait pas déjà en place des raisons de son commencement ? De l'autre côté de la durée, la fin est une idée un peu inventée pour les besoins du roman ou du film. Car dans la réalité, il est infiniment plus difficile de situer un moment qui soit la fin. Ca se continue toujours d'une manière ou d'une autre après que ça soit censé être fini. Si l'on veut vraiment concevoir des durées successives, on doit alors les considérer comme s'enchaînant dans la transition, comme s'interpénétrant les unes les autres, quelque chose de l'ordre de ce qu'on appelle en cinéma le fondu enchaîné.

Alors que l'espace est homogène, la durée est fondamentalement hétérogénéité. Elle est même, dit Bergson, l'hétérogénéité pure. Au fond, la durée ne se mesure pas, la notion même de nombre lui convient mal. La durée s'appréhende plutôt qualitativement que quantitativement. Bergson montre même qu'on a aussi une perception qualitative du nombre. Ainsi reconnaître que l'horloge sonne douze coups et non onze, n'est pas forcément affaire de comptage. C'est plutôt que douze coups ne "sonne pas pareil " que onze.

Complètement à l'opposé de Zénon, pour qui quelque chose ne pourrait plus être s'il y avait mouvement, Bergson (se référant parfois à Héraclite), tente de faire comprendre que la seule réalité est celle du mouvement. Pourquoi croyons-nous qu'il y ait  des choses ? D'une part, parce que certains aspects de la réalité évoluent suffisamment lentement par rapport à nous pour que nous puissions les tenir pour relativement immobiles; d'autre part parce que nous tentons plus ou moins de force de fixer la mobilité pour pouvoir l'appréhender. Au fond, les choses ne sont jamais que des sortes "d'arrêts sur image" au cours d'un mouvement : " Il y a du changement, mais il n'y a pas de choses qui changent" (La pensée et le mouvant).

Le temps s'offre à nous d'une manière beaucoup plus complexe que ne le laisserait supposer la belle simplicité mathématique de la ligne droite qui lui sert de modèle. La notion de multiplicité des présents nous en offre un exemple. A chaque moment de notre vie, nous sommes pris dans des histoires, dans des affaires multiples, définissant une superposition de temps aux rythmes différents : le temps des saisons, le temps de nos amours, le temps de notre travail, le temps de nos maladies, le temps de nos diverses maturations et régressions, etc. Certains de ces rythmes sont en interaction plus ou moins étroite, d'autres sont plus ou moins indépendants entre eux. La durée réelle est un enchevêtrement complexe, avec des trames différentes. Je ne suis pas forcément strictement contemporain de moi-même, les situations non plus, ce qui rend bien problématique la notion d'actualité.

La nécessité d'attendre est peut-être l'aspect le plus significatif du temps. La réflexion sur le caractère incontournable de l'attente amènera Bergson à concevoir qu'un état présent de l'univers n'est pas le simple ré agencement de ce qui existait déjà, que le temps est ce par quoi apparaît de la nouveauté radicale. La durée est "création continuelle, jaillissement ininterrompu de nouveauté".

Suggestions de lectures

* AUGUSTIN, Les confessions, Livre XI.
* BERGSON, La pensée et le mouvant, Introduction I et II.

Pour en savoir plus

* Texte de Céline sur la mémoire, extrait de "Guerre"

Rubrique "à éviter"

* Se servir des paradoxes de Zénon (qu'on évite de nommer Xénon), comme d'anecdotes de remplissage.
* Évitez, spécialement dans la dissertation, de vous lancer dans des propos convaincus sur la voyance, le supranaturel, et autres fantaisies. Et si vraiment vous avez la foi en la matière, consolez-vous en pensant que les philosophes sont dans l'ensemble (il y a quelques exceptions, et Bergson n'était pas très net sur ce sujet) d'obscurs rationalistes bornés.

Questions de révision et d'approfondissement

Pour que ces questions soient efficaces, il ne suffit pas de les survoler en se disant "ça, je saurais y répondre", ou à l'inverse "je n'y arriverai jamais". Il faut tenter d'y répondre coûte que coûte, même pas très bien, le mieux étant devant témoin (mais si...). Car c'est très différent de faire et de croire pouvoir faire. Ca peut se jouer à charge de revanche, ou encore alternativement.

* Pourquoi le mouvement ou le changement ne peuvent-ils se satisfaire du principe de Parménide "L'être est, le non-être n'est pas" ?
* Essayer de reformuler l'un des paradoxes de Zénon.
* Faut-il dire que le temps passe, ou que les événements passent dans le temps ? 
* Quels présupposés sur le temps comporte l'idée de mesurer le travail en heures de travail ?
* L'invention mathématique de la notion de série réfute-t-elle les arguments de Zénon ?
* Pourquoi peut-on dire qu'un mobile n'est nulle part sur sa trajectoire ?
* Qu'y a-t-il de paradoxal dans la notion de changement ?
* Pourquoi dire que le passé et le futur ne sont que des visées au sein du présent ?
* Est-il justifié de dire que le présent a une durée nulle ?
* Peut-on voir ce qui n'existe pas encore ?
* Pour quelles raisons peut-on dire que le temps est un cadre subjectif ?
* Que signifie transcendantal ?
* Qu'entend-on par illusion spatialisatrice, en parlant du temps ?
* Pourquoi ne peut-on pas réellement mesurer du temps ?
* Si tout allait subitement deux fois plus vite, aurions nous un moyen quelconque de nous en rendre compte ? 
* Quelles sont les caractéristiques de la durée bergsonienne ?
* Quelles sont les oppositions entre les conceptions respectives du temps comme instant et comme durée ?
* Pour quelles raisons serait-il beaucoup plus gênant d'interrompre une musique par un intermède publicitaire, qu'il ne l'est d'intercaler une page de publicité dans une revue ? Qu'en est-il pour un film ? Pour une conversation téléphonique ?
* En prenant diverses occupations ou évènements, si possible d'ordre assez divers, montrer qu'elles comportent un seuil minimal de durée en deçà duquel elles perdraient toute signification.
* En quel sens puis-je dire que je ne suis pas pleinement contemporain de moi-même ?
* Quel est le sens de l'opposition bergsonienne entre intelligence et intuition ?
* Faut-il concevoir le changement comme ce qui se passe entre deux états de la chose, ou la chose comme un arrêt artificiel dans le cours du mouvement ?
* Que peut-on entendre par "multiplicité des présents" ?
* Que signifie l'expression de "durée créatrice" ?

Pour changer de registre

Par l'auteur de cette page, quelques textes un peu moins éducatifs, et qui néanmoins valent le détour : les recueils de nouvelles.


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