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Claudia Q.Claudia Q. | |
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Claudia Q.C'est, dès le départ, par grande désinvolture, mais qui sait, peut-être aussi par quelque volonté inavouée de désobligeance, qu'on lui donna le code d'anonymat d'Anna O. Soi-disant pour préserver l'intimité d'une personne encore en vie. De nombreux contemporains initiés devaient cependant bien identifier la dame, d'autant que c'était une amie de la famille, même si le portrait dressé en était très farfelu. Bertha Pappenheim à l'état civil, elle fut donc rebaptisée "Anna O.", parce que A vient avant B, et O avant P. Délicatesse et modestie du chercheur s'effaçant devant l'intégrité de son objet d'étude eussent cependant plutôt suggérer qu'on la surnommât Claudia Q. Puisque C vient après B, et Q après P. Et puis, c'était aussi suggestif... Mais il faut bien marquer que la fantaisie du maître précède de droit la banale réalité du modèle, support de hasard. |
Ramonage de cheminée |
Petits arrangements avec les faits.
La cure fondatrice n'aboutit probablement à aucun soulagement pour Bertha. Après Ernest Jones, les recherches d'Albrecht Hirschmüller et de Henri Ellenberger conduisent à une autre "vérité". Après sa guérison
officielle, on la retrouve au sanatorium de Kreuzlingen avec des symptômes hystériques et une dépendance à la morphine consécutive au traitement de Breuer. C'est que Breuer et Freud se sont montrés en plus fort imprudents dans l'usage des stupéfiants. On retrouve d'ailleurs curieusement trace explicite de cet échec dans la correspondance des deux hommes. Le dossier médical de la clinique a d'ailleurs été retrouvé, et confirme la non guérison. Le grand écart entre le dossier et la version officielle semble assez accablant (voir notamment le texte virulent de Bénesteau).
Linge sale en famille.
Un juge ne peut légalement juger sa fille. Un psychanalyste ne peut analyser la sienne, d'autant qu'il risque d'y avoir de l'Oedipe dans l'air. Ce qui n'a pas empêché Sigmund de s'occuper de la sienne. Tiens, elle s'appelait Anna...
Ce qui peut troubler un peu le non-initié, est que Bertha-Anna, enfin Claudia quoi, était une amie de Martha Bernays, la fiancée et future femme de Freud (et ultérieurement tante du fameux Bernays de Propaganda). Ce qui peut s'expliquer par le fait que le père de Bertha avait été nommé tuteur de Martha à la mort du père de cette dernière. On peut tout de même juger la situation déontologiquement problématique...
Par ailleurs, la "catharsis", qui connait son heure de gloire dans les 'Etudes sur l'hystérie", semble provenir directement des travaux de Jacob Bernays, aristotélicien connu et par ailleurs oncle de Martha.
Qui a vraiment existé ? Rien que de très usuel que de parler de gens qui n'ont jamais existé. Pour les enfants, on a la version Père Noël. Encore qu'on puisse au passage remarquer que ce sont sans doute les adultes qui en parlent le plus, ce qui constitue déjà un indice intéressant. Ce sont ceux qui veulent faire croire qui causent beaucoup plus que ceux à qui on veut faire croire. Ce qui d'une part est logique, et d'autre part a le mérite supplémentaire de ne pas permettre de vérifier ce qu'il en est de la prétendue croyance de ceux qui sont censés croire. On utilise le même procédé en politique, religion, ou autres domaines de racontage de belles histoires. Par exemple, pour adultes et enfants, à en croire Prosper Alfaric et quelques autres, il y a la version Jésus (voir petite bibliothèque de l'incrédule). Ces cas de prétention à l'existence de ce qui n'existe pas exploitent une grande faille, notamment explicitée par Kant. Ils argumentent à n'en plus finir pour prouver l'existence de. Or ce n'est pas la logique qui décide de l'existence de quelque chose. On constate une existence, il n'y a pas d'autre moyen. Tant qu'on ne constate rien, ça ne prouve rien, ni dans un sens, ni dans l'autre. Bien sûr, on pourrait penser que tant qu'on n'a pas vu, il semblerait plus honnête de s'abstenir, et de réputer l'inexistence de la chose. Mais ce serait compter sans une difficulté supplémentaire. Il semble dans la nature des êtres plus ou moins pensants de finir par prétendre avoir vu, et peut même de croire avoir vu, ce dont ils ont la conviction. Je vois ce que je crois bien plus que je ne crois ce que je vois... Il y a un cas plus complexe, celui où on peut établir, par divers recoupements, qu'il y a bien eu quelqu'un de ce nom, peut-être aux mêmes dates, de même allure physique et autres points communs vérifiables, comme pour Bertha. Enfin, pour simplifier, il s'agit de quelqu'un dont on peut dire avec une certaine garantie de sérieux qu'il a bien existé. Mais existé comment ? Quel type de rapport entre le réputé héros, sauveur en titre de la nation ou de quelque autre abstraction de ce nom, et l'espèce de petit arriviste malsain et sans scrupule que des proches semblent avoir connu sous le même nom ? Mahomet ou Napoléon, de qui parle-t-on au juste ? D'autant que les gens qui s'en réclament le font dans des perspectives si diverses... On en arrive à se dire qu'il n'y a plus un Socrate ou un De Gaulle, mais pour chacun de ces noms une multiplicité de mythes disparates, chacun plus ou moins cohérent, formant une collection ouverte très hétérogène, et que le nom choisi n'est qu'une sorte de point de fuite invisible qui en lui-même ne nomme plus rien de réel, même s'il y a eu au départ un homme qui a existé. Je peux toujours me rassurer en pensant que mon arrière-grand-mère Charlotte, qui eut la chance de na pas être célèbre du tout, échappe au moins à ces incertitudes. Contrairement à la psychanalyse, aux religions et aux diverses idéologies, me voilà au moins muni d'origines modestes, mais sérieuses et bien identifiées. Il parait que c'est psychologiquement important. On a les photos jaunies de l'aïeule, les témoignages de ma mère et de quelques autres qui l'ont bien connue. En plus, en fouillant le vieux grenier familial, on a eu la chance de retrouver quelques cahiers survivants du journal qu'elle avait manie de tenir. Mais voilà, quand on a fait recollection de tout ça, on se retrouve plutôt devant une énigme. Les diverses sources ne s'accordent pas très bien. Ça a l'air simple, comme ça, de son vivant, l'identité de quelqu'un. Mais c'est surtout parce qu'on se contente de n'y voir que le personnage imaginaire qui nous convient. Avec des petits remaniements quand ça devient nécessaire, par exemple, notamment, quand il proteste d'être ainsi perçu. Mais quand il est mort, plus de comptes à rendre, on se le ficelle comme il nous chaut, on pondère les fragments épars de renseignements à son gré. Vieille bigote malfaisante ? Femme courageusement émancipée hors de saison ? Fantôme pâlot ayant tenté de traverser l'histoire sans trop déranger ? Hachis menus de ces différentes potentialités ? Je me fais la Charlotte qui me convient, et les autres de même. On ne sait déjà pas trop qui existait comment de son vivant. Mais alors quand il n'existe plus, justement il n'existe plus, et son nom peut servir à ce qu'on voudra. Un grand poète forgea naguère une fort jolie ineptie qui connut quelque succès. "Tel qu'en lui-même enfin l'éternité le change", dit Mallarmé, parlant d'Edgar Poe. On peut dans cette formule à la rigueur sauver un mot un peu indéterminé, "change". Tout le reste prétend l'existence de ce qui n'existe pas : lui-même, tel que, enfin, éternité. Chacun continuera à se remodeler, sans trop souci de constance ni de cohérence, selon les besoins du moment, qui son Edgar Poe, qui son Napoléon, qui son Jésus, qui son Anna O, qui son aïeule Charlotte... | ||
Confessions d'un professeur d'amour de la sagesse au pays paradoxal de Descartes et de Voltaire. | ||
Pour la bonne cause (petite note volontairement illisible). | ||
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Pour changer de registre
Par l'auteur de cette page, quelques textes un peu moins éducatifs, et qui néanmoins valent le détour : les recueils de nouvelles. |
màj 220611 |
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