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 musique

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Avertissement

Pas facile, quand on a tant rêvé du grand nord libérateur, qu’on a quitté sa brousse natale dans le fol espoir du paradis blanc, de se retrouver perdu sur son coin de trottoir, le balai à la main, plus seul que jamais, superbement ignoré de leur foule indifférente, gagnant à peine de quoi survivre, et en manque de femelle à ne plus savoir comment calmer ce besoin impérieux qui vous prend au bas-ventre et finit par remonter jusqu’à vous gangrener le cervelet.

Au fond, à la vie, il ne demandait que trois choses, trois petites choses évidentes, et finalement si difficiles à obtenir en suffisance de concert : le fric, la considération, la baise. Oui, oh dit comme ça, ça pouvait sembler vulgaire, et il avait bien compris qu’il était de bon ton d’y mettre les formes, de poétiser les exigences, de les habiller de beaux sentiments altruistes, de les cadrer dans les schémas du provisoirement politiquement correct. Il ne disait donc pas au sous-chef dont il dépendait qu’il voulait plus de fric, beaucoup plus de fric que ce pourboire de misère. Il ne disait pas aux passants que, fils et petit-fils de chef dans son village natal, il aurait souhaité qu’on le contournât autrement qu’on ne le faisait des platanes du trottoir. Il ne disait pas aux jeunes lycéennes sortant de l’école d’en face et exhibant de manière provocante, selon la mode d’alors, leur petit nombril si joliment ouvré, qu’il désirait le plus vivement du monde les sauter à l’instant même, sans rémission et jusqu’à satiété.

Mais alors, que faire ? Essayer la contestation, les « potes », le genre antiraciste, droit au logement, et toutes ces choses humanitaires au premier abord si sympathiques ? Mais, sans doute prémuni par la solide éducation socialement critique que lui avait valu son éducation traditionnelle, sans doute aussi par le recul que lui permettait le grand écart culturel de sa situation d’immigré, il avait vite éventé ces jeux de dupes des bons blancs. Il n’avait cure d’être l’alibi de la pseudo conscience morale des politiquement justes, au fond juste préoccupés de se tailler leur petit territoire de pouvoir sur le domaine public, défendant avec d’autant plus de hargne leur gagne pain idéologique, que c’était leur manière à eux de lutter pour leur propre « fric, considération, baise ». Il avait vite compris que nul ne se souciait de lui en vrai, de personnellement lui. Une fois obtenue la petite débrouille d’une allocation de logement compensatoire d’il n’avait pas bien compris quoi, suite à sa prétendue expulsion d’un immeuble dont il ne connaissait même pas l’adresse, une fois baisées deux trois militantes un peu excitées qui n’avaient vu en lui qu’un prototype bon à consommer pour leur image de marque, il sentit bien qu’il n’avait pas dans tout ça d’existence propre. Si on veut, ça vivotait côté fric et baise, mais pour la considération, ce n’était toujours pas ça, en tout cas tel qu’il l’entendait, c’est-à-dire individualisée.

Il songea alors à une astuce traditionnelle, peut-être un peu dégradante, peut-être même légèrement teintée de racisme à double face, le coup du marabout. Si les vieilles recettes sont de vieilles recettes, c’est parce qu’elles ont survécu. Et si elles ont survécu, c’est souvent parce qu’elles ont un bon taux de réussite. Alors pourquoi pas essayer le coup du grand mage ? Il y a justement tellement de paumés, côté fric-consi-baise, qu’on peut leur en proposer des trucs sympas. Proposer du retour d’affection à la pauvre vieille malheureuse décatie, ou même juste un peu fanée, dont le mari ingrat est parti chercher la faribole avec une jeunette sans doute plus tentée par son portefeuille, ou au mieux par son allure paternelle, que par ce profil incertain et empâté qu’il est seul à ne pas voir. Proposer au petit salarié brimé d’être estimé à son juste prix, de désenvoûter son entreprise de l’esprit maléfique qui parvient à aveugler le patron sur la prétendue valeur de ce petit contremaître de merde, aussi pervers qu’incompétent. Proposer les numéros du loto de son prochain anniversaire à un pauvre endetté qui n’a jamais compris pourquoi ses poches à lui étaient toujours plus vides que celles des autres, pourquoi c’étaient toujours les riches qui avaient de l’argent. Bien sûr, les âmes pures trouvent ce genre de petit commerce malhonnête, parce que c’est, disent-ils, se faire de l’argent sur la misère des autres. Lui, en y réfléchissant, il s’était dit que se faire de l’argent, c’était toujours sur la misère des autres, mais qu’il y avait des manières plus hypocrites de le faire que d’autres. Son job avait quand même, trouvait-il, un aspect plutôt bienfaisant : donner un peu de joie imaginaire à ceux qui n’avaient rien d’autre à s’offrir. C’est ce que d’autres appelaient offrir de l’espoir, mais espoir, il n’aimait pas trop, ça lui semblait un peu trop chargé de manière malsaine. Et puis, il avait aussi à cette occasion découvert un genre étranger à sa culture d’origine, mais surtout à sa sensibilité profonde, le rationaliste militant, éventuellement assez combatif, outré qu’on puisse prétendre faire de la magie. S’il n’avait absolument rien contre un peu de logique, et au fond était plutôt du genre un plus un égale deux, il se demandait bien comment ce genre d’homme pouvait ne pas reconnaître le côté magique de leur existence propre, cet improbable événement d’un monde tout aussi problématique. Il persévéra donc quelques temps dans le désenvoûtement et le retour d’affection, avec un peu de numérologie pour faire face au loto, et, ma foi, cela se traduisit par une petite amélioration de son standing. Ça rapportait quand même deux ou trois fois plus que le balayage de trottoir, et puis les clients, des clientes surtout, vous traitaient de manière sensiblement plus respectueuse que les passants. On sentait bien quand même parfois un certain mépris sous-jacent, les clients ayant tendance à reporter sur vous la honte plus ou moins mal rentrée qu’ils ont d’être venus là, d’en être venus là. Mais enfin, dans l’ensemble, ça se passait plutôt bien sous ce rapport, et il n’était même pas rare qu’on lui servît du « Maître ». En plus, quelquefois, de manière irrégulière, mais en moyenne quasi une fois par mois, il parvenait à faire déraper la chose. Jouxtant la table où s’exerçaient les cérémoniels prophétiques, il avait pris soin de placer un sofa, style un peu oriental, ça rentrait mieux dans le décor, pour un public de toutes façons peu féru d’homogénéité stylistique. Après tout les psychanalystes mettent bien un divan dans leur bureau. Et ainsi, de désenvoûtement verbal en apposition de mains, il lui arrivait de réussir à faire glisser l’accomplissement des rites du côté du divan, et la dépossession se terminait alors à grands coups de reins, pour le plus grand bien réciproque des protagonistes. Les premières fois où cela était arrivé, ce qui l’avait le plus étonné, était que les clientes ayant subi cet exorcisme poussé ne rechignaient absolument pas à payer le prix convenu, et il comprit même vite qu’il était possible souvent de leur demander alors un petit supplément financier pour traitement spécial supplémentaire. Il eut même l’idée d’appeler cela « la spéciale ». Evidemment, ce n’était généralement pas tout à fait les folies bergères. A part une fois où il était parvenu à exorciser assez longuement sur le sofa, d’ailleurs un peu trop court, une jeune mais longue étudiante dont le corps était aussi joliment abouti que l’esprit à peine ébauché, une histoire d’examen qu’une rivale jalouse l’aurait injustement empêché d’obtenir par envoûtement, les clientes dont il parvenait un peu à bousculer l’intimité étaient plutôt homogènes,  corps et esprit, genre marchandise en détresse, date de péremption dépassée.

Il se dit à la longue qu’il y avait quelque chose d’intéressant à élaborer de ce côté là. Il était sans doute possible de concevoir un dispositif donnant satisfaction sur les trois exigences vitales, et peut-être même en plus de leur conférer une dimension poétique et, ma foi, la poésie, dans la vie, ce n’était pas si négligeable. D’autant qu’en s’y prenant bien, on pouvait développer un côté psychologique et social tout à fait digne d’intérêt. Bref, sur l’idée de base de ce petit commerce minable, il conçut qu’on pouvait faire quelque chose de grandiose.

Ce qu’il faut d’abord, c’est la foi. Et pour alimenter la foi, il faut un double effort : d’un côté, une jolie théorie, forte en émotions intellectuelles, avec une belle perspective eschatologique, rationnelle dans les détails et foncièrement irrationnelle sur le fond. De l’autre, un cérémonial dense, bien pensé, enflant tous les sens d’une émotion d’autant plus forte que simple. Il se mit donc à y réfléchir intensément, et arriva rapidement à l’idée qu’il serait aussi stupide que présomptueux de vouloir tout réinventer, et qu’il serait au contraire astucieux de prendre le meilleur des méthodes déjà développées en la matière. Concernant l’aspect cérémoniel, il gardait une forte impression du souvenir d’un voyage papal dans son pays natal lors de sa jeune enfance, et tenait le christianisme pour le modèle à suivre. Par contre, ce qu’il avait cru comprendre de la théorie, avec son aspect mépris du corps, quand ce n’est pas mortification, ne lui convenait pas du tout, vu la composante somatique de ses préoccupations. Mais un souvenir lui revint de sa Terminale à Landrecies. Il avait toujours eu des problèmes avec l’école. Ce n’était pas qu’il ne comprenait pas ou ne s’intéressait pas, loin de là. Mais les choses auxquelles il s’intéressait le plus, celles qui le passionnaient, étaient la plupart du temps considérées comme secondaires. Ainsi, il avait été vraiment impressionné quand le prof d’allemand, au détour d’un texte qui y faisait référence, leur avait expliqué le cas Mesmer. Bien sûr, la présentation en avait été assez défavorable, sarcastique même pour autant qu’il s’en souvenait. Pourtant il avait quasi voué de l’admiration pour ce François-Antoine Mesmer, le génial inventeur du magnétisme animal. Ça avait de la gueule, cette histoire d’ondes insaisissables, qu’on ne pouvait que ressentir mystérieusement comme un fluide au tréfonds de soi, qui passaient de choses en hommes, d’hommes en hommes, se combinant et se décombinant, nouant et dénouant les dysfonctionnements tant psychiques que somatiques. Pour guérir, il fallait alors canaliser, rediriger, redistribuer dans des champs harmonieux les accumulations orageuses et chaotiques. On retrouvait alors l’apposition des mains, dont les religions se servent aussi, pour retracer des lignes d’écoulement saine du magnétisme. Une idée centrale, qui faisait de Mesmer un grand précurseur, était qu’il ne fallait pas distinguer entre des problèmes physiques et des problèmes psychologiques : les ondes de force de la joie comme du désespoir sont inscrites physiquement dans l’espace, et nous traversent les uns les autres.

Puisqu’il y avait là une histoire d’écoulement de fluide, de canalisation, de force vitale, il lui vint à l’évidence que les jeux de mains en l’espèce n’étaient qu’une version puritaine de ce qu’il fallait faire. Ou alors n’en étaient que les préliminaires. Un bon gros pénis noir, gonflé de tous les fantasmes ad hoc de la femme blanche, lui semblait autrement mieux faire l’affaire en guise d’écoulement de la force vitale régénératrice ! C’était triple avantage, d’une part le symbole était tout à fait adéquat tant pour la considération à consolider que pour le fric à acquérir, d’autre part cela lui promettait de joyeuses séances de détente, en matinée et en soirée. La triple exigence, le fric-consi-baise, semblait pouvoir être ainsi fort honorablement assurée.

Mais comme il ne voulait définitivement plus donner dans l’amateurisme, il entreprit un travail d’élaboration fouillé, afin que nul paramètre ne soit laissé au hasard. Par exemple, le décor était un problème complexe à régler. Vu son physique, il paraissait évident que par un souci minimal d’homogénéité, il était souhaitable que des éléments récurrents du décor pussent faire écho à la présence africaine. Mais il avait aussi compris que cela ne devait pas devenir une référence majoritaire. Car les fantasmes ont un aspect syncrétique auquel il faut prendre garde : si la cliente blanche standard, entre deux âges et également entre deux classes sociales, a besoin de quelques points de rappel à résonance africaine de ci de là dans le décor, il n’en reste pas moins qu’elle ne se sentira suffisamment sécurisée pour songer à prendre des risques que si l’entourage lui est homogène à elle. Il fallait donc que la dominante soit tout de même du style intérieur bourgeois moyenne gamme traditionnel. Avec la difficulté supplémentaire que cela devait faire bureau de médecin, mais pas trop, salon de vieille de dame, juste à point, avec une petite note chambre à coucher tout de même, mais selon un savant dosage de discrétion appuyée, à la fois évidente mais légère. Il semblait également indispensable pour ce genre d’activité d’y mettre un rien de touche orientale, car il n’y a nulle magie possible sans un petit arrière-fond oriental, et plus spécialement bouddhique pour soutenir la dimension mystique de l’affaire. Sans parler des répartitions d’ombres et de lumières, avec une dominante bien sûr pour les zones obscures, mais dans des dégradés et des répartitions délicates à mettre au point. Et tout cela demandait à être mis en place avec un grand tact. Il ne s’inquiétait cependant pas trop, sentant bien qu’avec la maturité de sa vocation, il avait acquis une certaine finesse de jugement.

La difficulté devenait plus grande avec l’ameublement sonore évidemment nécessaire. Car il est plus facile d’agencer du kitsch en objets, dont le mode d’existence est d’être juxtaposés, qu’avec du bruit et de la musique. De plus, si l’idée d’un décor unique conçu avec suffisamment de subtilité pour pouvoir être suffisamment multi-piège ne fait pas problème en théorie, celle d’un fond sonore unique paraît peu réalisable. Parce que si, là aussi, il faut obligatoirement quelques traces exotiques genre tam-tams, le reste dépend complètement de la culture de la victime en ce domaine, et, de nos jours, difficile d’apprécier du premier coup si la personne se liquéfie pour Mozart, Mick Jaegger, Charles Trenet ou quoique ce soit d’autre. Et là, tout faux pas pouvait se révéler fatal. Vous ne parviendrez jamais à opérer le glissement vers le sofa, si vous avez fait une erreur d’appréciation sur la musique adéquate. Sans compter que la musique de début du film ne doit pas avoir la même tension que plus tard, qu’il fallait éviter à tout prix le contretemps, alors même qu’on ne pouvait avoir aucune certitude sur le rythme selon lequel pourraient évoluer les opérations. Il avait commencé par un système assez lourd à manier, d’autant qu’il fallait opérer dans la discrétion. Plusieurs magnétophones prêts chacun avec leur bande, et qui permettaient de rectifier les choix en cours d’évolution de la séance. Mais plus tard, quand il avait pu investir d’avantage, un ancien camarade de classe, qui avait viré informaticien amateur de génie, lui avait conçu un logiciel assez affiné, qui permettait, quand on en avait suffisamment acquis la maîtrise, d’adapter en temps réel le fond sonore aux exigences psycho-stratégiques du moment. A condition bien sûr qu’un camion ou un avion de passage ne vinsse pas tout déstructurer à contretemps.

Encens de rigueur, là pas de problèmes de variantes. Et puis une astuce pourtant assez vieille, mais à laquelle il n’avait pas pensé tout de suite : le gâteau au cannabis. Il avait commencé par du thé à la même sauce, mais l’odeur était trop évidente, se répandait sans doute trop loin sans contrôle possible, bref trop dangereux. Les petits sablés lui prenaient plus de temps, d’autant qu’il n’avait a priori que peu de dons culinaires, mais il était parvenu à un résultat intéressant, avec un bon petit goût assez discret, et une efficacité cependant dont l’usage montra qu’elle n’était pas négligeable. Enfin, comme vous le voyez, un vrai boulot, avec plein d’aspects à contrôler simultanément, mais pour lequel il déployait avec passion une activité comme jamais avant il ne lui était arrivé.

Il ne fallait évidemment pas s’imaginer que, même avec tous ces moyens, on pouvait en deux minutes convaincre quelqu’un, ou plutôt quelqu’une, de se mettre en position et en tenue de recevoir le traitement idoine. Comme en politique, comme en religion, il faut mettre en place patiemment. Partant de quelques idées simples, si possible suffisamment indéterminées pour ne pouvoir guère être contestées, on construit lentement le délire que nulle personne sensée ne pourrait accepter comme ça, de but en blanc Il y avait donc besoin de plusieurs séances pour en arriver à la substance même, l’idéal étant évidemment de mettre en place, comme le font si bien par exemple les psychanalystes, un système de guérison interminable. Dans les premières séances, il fallait faire glisser le vécu émotionnel des clients dans les schémas conceptuels requis. Là où la plupart de ses clientes ne ressentaient qu’un sentiment d’injustice aussi fort que vague, elles qui n’avaient pas eu ce qu’elles méritaient, suite aux divers maléfices externes, il fallait mettre en place la représentation d’un champ d’ondes magnétiques en mauvaise phase, gardant l’idée d’un dysfonctionnement à imputer à l’environnement, mais en le concrétisant dans un problème physique pour lequel devenait possible une intervention technicienne. La première phase était donc celle de la mise en place de la pensée ondulatoire sous sa version magnétique, bonne porteuse des idées d’attraction et de répulsion. Une fois la science acquise, passage à la technique. Il faut canaliser une énergie interne et transcendante à la fois, que l’ordre ondulatoire maîtrisé tel qu’il se déploie harmonieusement dans la pensée somatique du Maître remette en ordre le champ de forces déstructuré de la personne traitée. Quoi de mieux que la semence pour concrétiser en elle la vie qui reproduit son ordre de force dans le chaos insensé de la matière, quoi de mieux que le sexe mâle pour être ce qui redresse, ce qui érige le renouveau de l’ordre maîtrisé. Que la patiente sente se dresser en elle la force sécurisante de l’instrument de la démagnétisation.

Mais avant d’en arriver là, une fois acquis les schémas mentaux nécessaires à l’acceptation de ce qui eût été inacceptable à froid, restait à mettre au point le détail du cérémonial de l’accomplissement final. Il savait trop bien, comme toutes les dictatures, toutes les religions l’avaient su, à quel point il faut en la matière avoir le sens du détail, penser à accentuer de quelque rite la moindre transition en soi contingente, car tout devait avoir l’air profond, chaque portion de geste devait être chargée d’une tension suffisante pour soutenir le sens de l’absolu. Cela permettait de plus de récupérer des petites difficultés techniques, plutôt gênantes en elles-mêmes, et de les transformer en des moments forts de sens. Ainsi, le problème de la culotte lui avait toujours paru fastidieux à gérer. L’ôter soi-même à la patiente a toujours un petit côté vulgaire, et risque souvent d’être en léger décalage temporel par rapport au moment où elle est exactement prête à l’accepter, où cela devient le geste évident. Mais lui demander de le faire à sa place comporte aussi ses inconvénients, notamment la difficulté pratique d’accomplir la chose de manière adéquate, un mélange de distinction, de naturel, avec cependant la pointe de cérémonieux nécessaire, bref du grand art difficile à maîtriser dans un moment où justement les facultés du patricien risquent de connaître un moment de fragilité. Aussi n’y avait-il qu’à insérer cette étape indispensable dans le cérémoniel. D’abord, faire comprendre que l’opération ne devait avoir lieu qu’au moment propice, pour ne pas perturber à contretemps la mise en place du champ magnétique favorable, et qu’elle devait suivre le rythme ternaire indispensable pour éviter un décalage de phase nuisible. La patiente devait être attentive à sa tension pelvienne, signe de la charge magnétique. Au moment où elle atteignait sa troisième acmé, puisqu’il était parvenu à les convaincre d’un tel processus, la femme devait saisir de chaque côté des hanches la ceinture de la culotte et psalmodier trois fois d’une voix de plus en plus sourde et lente, « non, nisi parendo, vincitur ». Deux haltes étaient ensuite nécessaires, l’une à hauteur des genoux, l’autre des chevilles, et à chaque fois la triple réitération de la victoire par la soumission.

Comme il savait qu’il n’y a pas de fausse sensation, qu’une sensation suggérée est autant, voire plus ressentie, et donc alors plus vraie qu’une sensation provoquée par un phénomène physique réel, il avait ainsi trouvé ingénieux de parsemer le scénario de sensations inventées, en quelque sorte écrites par lui, dont il ne restait qu’à convaincre les clientes de l’effectivité. Au fond, s’était-il dit, même les histoires d’amour les plus reconnues sont essentiellement faites de sentiments fictifs dans la mesure où ils n’ont d’autre réalité que le fait qu’on y croit, mais justement réels puisqu’ils ne sont rien d’autre que le fait d’y croire. Aussi prétendit-il que son pénis dûment chargé des ondes positives ayant pouvoir de démagnétisation des ondes néfastes, provoquait des décharges bienfaisantes perceptibles par les lèvres vaginales de la patiente, avant même qu’il n’y eût intromission, par simple rapprochement, comme il arrive dans les phénomènes électriques et magnétiques. Et des clientes lui avaient confirmé avoir indubitablement ressenti ces petites secousses bienfaisantes avant même le contact direct des chairs. Il fut d’abord très fier, croyant avoir inventé la jouissance physique à distance, l’orgasme préliminaire magnétique téléporté. Mais, à la réflexion, se souvenant des expériences premières de sa tendre adolescence, il dut convenir que son mérite se limitait à avoir su donner une forme plus élaborée à quelque chose somme toute de commun.

Puis il fallait en venir à ce que les gens sommaires appellent l’acte même, puisque comme tout mâle attitré, même s’il avait le souci de la transcendance et de la poésie pure, il lui fallait à tout prix la crudité de la pénétration, les chairs qui s’écartent et qui enserrent, le va-et-vient inexorable jusqu’à ce moment hors du temps et indicible de l’explosion momentanément finale et libératrice. Mais il lui fallait que la patiente se sente à la fois victime et libérée, ou plutôt victime et en voie de libération, car quelqu’un qui n’aurait plus aucune espèce de sentiment d’oppression ne pourrait pas se sentir libéré. Et puis il fallait entretenir la dimension mystique. Aussi décida-t-il d’introduire à différents autres moments du cérémonial des formules latines chargées de donner cette profondeur.

Par exemple, au moment même où elles sentaient la première poussée devaient -elles psalmodier le trop célèbre, mais toujours efficace «  ad augusta per angusta ». Outre une coïncidence parfaite des débuts respectifs de l’intromission et de la psalmodie, il exigeait un synchronisme parfait du rythme des incantations et du va-et-vient de son organe libérateur, faute de quoi, prétendait-il, il y aurait nécessairement décalage de phase entre champs magnétiques, et donc impossibilité d’une démagnétisation efficace, c’était ce qu’il appelait l’exigence de démagnétisation synchrone. Il enseignait également que, de même qu’une formule poétique ne prend son plein pouvoir qu’accentuée de manière adéquate, la formule transcendante accompagnatrice de la démagnétisation devait nécessairement, pour conserver son efficace, être ponctuée d’un rythme vaginal adéquat. Il se rendit alors compte que certaines patientes avaient la plus grande difficulté à accomplir, comme il le demandait, en guise d’accentuation, cette contraction vaginale, ce resserrement sur le second « … gusta », quand la pointe démagnétisante s’inscrivait au plus profond de leur être.

Il avait fait installer un petit montage électronique avec un variateur, pour que l’obscurité se fasse progressivement, et devienne totale dans les derniers instants. Car il lui semblait important, autant pour l’efficacité de la méthode, que pour son plaisir personnel, que l’apogée soit ressentie dans le noir, qui favorise l’intériorisation, comme le savent les mélomanes. Certes, cela l’aidait aussi à oublier le côté plastique de l’affaire, pas toujours très haut de gamme, comme déjà signalé.

Quant à la dite intériorisation, elle lui avait également posé problème. A quoi la patiente devait-elle penser l’accomplissement durant ? Il n’était pas question de laisser son esprit divaguer à n’importe quel fantasme trop terrestre. Si, dans la vie courante, on est bien obligé de laisser l’autre penser à on ne sait quoi, quand ce n’est pas à on ne sait qui, même aux moments les plus cruciaux, puisqu’on n’a pas de moyen de contrôle, le but de tout cérémonial est bien de prétendre maîtriser les pensées. Alors, la vanité aidant, il s’était dit en un premier temps qu’il fallait obtenir que les femmes ne pensent plus qu’à lui-même, et principalement à son pénis, et se l’imaginent intensément vecteur des ondes libératrices. Mais, à l’usage, il comprit que c’était une mauvaise idée. Maîtriser la nature en lui obéissant. Près de l’orgasme, il avait cru comprendre que la plupart des gens, et c’était son cas, n’avaient plus aucune représentation de l’autre, qu’ils n’étaient plus qu’avec eux-mêmes, et même en vérité sans eux-mêmes, qu’ils n’étaient plus que leur sensation. D’autant que si ces dames étaient généralement des blessées de l’ego, c’est qu’elles l’avaient bien développé. Il était donc préférable de les renvoyer à elle-même, ce qui de toutes façons est la règle du succès dans ce genre de choses. Aussi l’idéal était de concentrer l’esprit de la patiente sur sa sensation, en lui donnant les moyens adéquats pour se la représenter. Il leur apprenait donc à sentir le flux vibratoire d’ondes bienfaisantes canalisées par le pénis, et de là se diffusant par le bassin, et redessinant en l’harmonisant le champ des forces magnétiques façonnant le corps et l’âme conjointe, combinant à l’occasion de cette élaboration de détails fouillés le vocabulaire de physique et d’anatomie qu’il s’était fait un devoir d’apprendre.

Et quand l’obscurité extérieure était devenue totale, la lumière intérieure jaillissait. Le jaillissement magnétique, il n’osait dire l’éjaculation magnétique, l’éclair du condensateur qui se décharge brutalement. Il fallait que la cliente parvint à prononcer « ita est » au moment précis. Pas toujours facile à évaluer ! Meilleur était le synchronisme, plus efficace était réputé le traitement. C’en était émouvant de voir, disons plutôt de sentir, avec quelle application et avec quelle concentration certaines tentaient de tomber le plus juste possible. Ce qu’on parvient à faire, avec de la persévérance et de l’expérience… Comme il était tout de même un brin pervers, ou peut-être simplement facétieux, il s’amusait parfois à décaler l’échéance prévisible au dernier moment, enfin pour autant qu’il y arrivait. Mais en général, quand une cliente parvenait à une bonne maîtrise du synchronisme, il en éprouvait suffisamment de satisfaction, disons même de reconnaissance, qu’il ne songeait guère à tricher. Avec souvent un petit arrière-goût d’amertume toutefois, car cela annonçait une fin prochaine du traitement. Même s’il comprenait la nécessité du renouvellement, il éprouvait quand même quelque tristesse dans tout ce qui s’achevait.

Il vécut ainsi cinq années heureuses. L’argent rentrait fort bien, l’épargne devenait presque suffisante pour ce projet d’ouverture d’une librairie qu’il ruminait depuis si longtemps. Par roulement, il parvenait à garder en permanence une demi-douzaine de femmes soumises et payantes, et, sa notoriété montante aidant, il pouvait sélectionner des clientes un peu plus appétissantes que naguère. Quand il commençait à se lasser de l’une d’entre elles, il la déclarait guérie, et elle était alors tellement contente qu’elle en était effectivement guérie, avec quand même une petite pointe de nostalgie pour un traitement si stimulant. Enfin, dans les milieux autorisés, on commençait à le reconnaître comme une référence.

Les trois exigences vitales étaient donc remplies. Il estimait de plus jouer un rôle extrêmement positif auprès de ses clientes. Son efficacité lui semblait nettement supérieure à celle des psychiatres ou psychanalystes usuels. Ses patientes en ressortaient en général assez épanouies, confiantes en elles-mêmes et en l’avenir, beaucoup moins prévenues contre la supposée méchanceté du monde, ayant de plus cette tranquillité d’âme que donne la conscience d’avoir dépensé utilement son argent, enfin bref toute une amélioration qu’il n’y avait au fond aucun obstacle épistémologique sérieux à appeler démagnétisation.

Ce fut précisément de ce succès qu’il fut victime. Quand il commença à se lasser de la belle Antoinette, une quadragénaire assez accorte, qui avait connu quelque détresse quand son mari l’avait délaissée pour une semi jeunette, et la proclama guérie, elle était devenue franchement radieuse, et n’eût aucun mal à récupérer son vieil ingrat. Mais l’affreux, pas gêné, prit fort mal la chose, quand elle lui fit le récit détaillé de sa guérison et donc de son traitement. Lui qui n’avait vu aucun inconvénient à aller courir la prétentaine, qui avait honteusement laissé tomber une femme intelligente, courageuse, fidèle de vingt ans, pour un peu de chair un peu plus fraîche, mais au fond guère plus appétissante, et de plus servant de support à une personne légèrement idiote sur les bords, se mit à crier au scandale. Escroc, charlatan, violeur, il ne trouvait pas de mots suffisamment forts pour dénoncer le stupre du démagnétiseur. Au fond, il ne lui pardonnait pas d’avoir transformé une femme aigrie et réputée mal baisante, en cette femme rayonnante et sensuelle, ce qui mettait en cause a contrario ses capacités à lui.

Il mena donc une campagne soutenue de dénigrement, de défense des valeurs morales, de justicier luttant contre le crime. Il n’y a pas, lui ressassait-il, de crime plus odieux que le viol, comme disent curieusement ceux qui trouvent donc l’assassinat moins grave, et il n’y a pas de viol plus odieux que celui effectué subrepticement, par conviction odieusement acquise. Curieuse dialectique, mais courante chez les militants moraux, qui parvient à transformer en non consenti ce qui l’a été, mais qui reste impensable pour eux qu’il l’ait été. Il faut que justice soit faite, pour effacer cette ignominie. C’est une antienne étrange, mais bien de notre époque, que de prétendre qu’une décision dite de justice puisse annuler rétroactivement quoique ce soit, une fantaisie d’origine religieuse sans doute, s’imaginant laver les tâches par de belles décisions solennelles. Toujours est-il que notre mari mal repenti, de toute sa hargne d’homme fraîchement juste, harcela sa femme jour et nuit pour qu’elle porte plainte contre l’odieux démagnétiseur.

Antoinette hésitait, car elle conservait quand même une certaine gratitude envers un homme qui l’avait si proprement et vertement démagnétisée. D’un autre côté, si son mari revenu l’énervait quelque peu avec ses ratiocinations, ça réveillait tout de même en elle son vieux reste de fibre moralisatrice, et elle se disait que sous un angle, oui, on pouvait bien dire que l’autre avait un peu abusé d’elle. Encore que dire un peu, de toutes façons, ça ne collait pas, car s’il y avait eu abus, c’était plutôt de fond en comble. Mais laissée seule avec elle-même, elle en revenait rapidement à la simple et profonde reconnaissance. Deux ou trois fois, malgré l’avis du maître qui l’avait déclarée guérie, elle avait même pensé reprendre une ou deux séances supplémentaires, par acquis de conscience en quelque sorte. Son problème était qu’elle ne voulait pas trop contrarier l’infidèle repenti, et ne voulait surtout pas le perdre de nouveau. Elle ne se faisait pourtant pas trop d’illusions sur sa valeur humaine, mais allez savoir pourquoi on tient à certains plus qu’à d’autres… Peut-être n’avait-il surtout pour lui que le fait d’être une vieille habitude quasi de jeunesse, qu’elle considérait donc comme faisant partie de son identité. Enfin, peu importe, elle comprit qu’il ne lui restait guère qu’à céder. Décidément, elle finissait toujours par céder, aussi diverses soient les demandes.

Elle porta donc plainte, un peu à reculons, pour viol et abus de confiance. Le procès fut expéditif et caricatural, l’affaire était de toutes façons attendue d’avance, comme à chaque fois qu’on tombe dans un créneau symbolique bien investi par l’idéologie dominante. Cinq ans, dont deux avec sursis, on n’avait finalement pas retenu le viol, mais l’abus de position de faiblesse. Ce qui est curieux est que l’abus par la faiblesse de sa propre position n’est toujours pas reconnue pénalement. Les institutionnels religieux, qui s’étaient un moment intéressés à l’affaire, triomphèrent modestement avec une belle grandeur d’âme, eux qui passaient leur énergie à mutiler la vie sexuelle, là où notre démagnétiseur dépensait la sienne à l’épanouir, dans les deux cas avec le même sens du bidouillage métaphysique. Le mari dépité jugea que la vengeance avait un goût un peu décevant, au fond un peu comme certaines autres choses, meilleure avant qu’après. Il commença à soupçonner tardivement que rien n’efface rien, mais comme c’était tout de même un rustre, il n’alla pas jusqu’à comprendre que l’annulation se fait par l’oubli volontaire, et que c’est une décision qui n’a pas à passer par des rites sociaux, fussent-ils institutionnalisés.

Quant à notre pauvre condamné, il fit, remises déduites, ses dix-huit mois, pas trop mal traité, mais enfin ça ne valait pas le temple de la démagnétisation. Heureux que sa famille restée au pays natal n’ait pas eu vent de l’affaire. Pas des faits mêmes, qu’ils n’auraient sûrement pas condamnés, mais de leur triste issue. Il avait eu le temps de méditer sur l’ingratitude humaine, sur l’injustice partiale de la justice, sur la difficulté décidément bien ardue de mener de front le combat pour les trois exigences. Fric, considération ou baise, rien n’est jamais acquis. Il se consola en constatant qu’il avait pratiquement assez pour sa librairie, mais s’aperçut, pour emprunter le petit complément manquant, qu’il valait mieux être blanc et ne pas sortir de prison. Il y parvint quand même, par le biais de quelque femme de banquier reconnaissante. Il se jura bien de se démagnétiser à l’avenir tout seul, mais que voulez-vous, quand on a pris de mauvaises habitudes ayant aussi bon goût… On n’entendit plus parler de lui quelques temps. Plus tard, des rumeurs insidieuses prétendirent qu’il avait commencé une nouvelle carrière. Allez savoir, on ne prête qu’aux riches. Il aurait inventé de nouveaux stratagèmes, abandonnant les ondes pour les livres, et d’aucuns auraient bien aimé savoir comment il procédait, mais c’est une autre histoire que nous ne saurons pas.

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Par l'auteur de cette page, quelques textes pouvant valoir le détour : les recueils de nouvelles.


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màj 220610

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