Vers de moindres mensonges
L’individu est un être complexe, indéfinissable. Or, seul l’individu possède quelque chose qui puisse être appelé
sans trop de mensonge l’existence. Donc, comme le savaient déjà les philosophes
cyniques, rien de réel, rien de concret n’est définissable.
Les nécessités de la pensée, de la
parole, de la science, de l’action nous ploient à faire comme s’il y avait du
définissable. Consentons en souriant à l’inévitable.
Mais n’oublions jamais longtemps que
nulle parole ne saurait nous dire le fond d’un être, même mon propre fond et que
nulle pensée, quelque bonne volonté et quelque sympathie qui l’animent, ne
pénétrera le fond d’un autre. Nos plus belles, nos plus fortes, nos plus
pénétrantes vérités se glorifient, modestement, d’êtres des mensonges moindres.
Plus je m’efforce de saisir le
concret, plus mes formules deviennent complexes et hésitantes, plus je m’irrite
de ne les pouvoir faire assez souples et mouvantes. Quand je prononce des mots
absolus, je sais que je parle dans l’abstrait et que je parle du vide. (Ce
qu'est l'individu)
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Un avenir nécessairement imprévisible.
"Nous savons tous que l'avenir sera fils de forces innombrables qui, même si
elles étaient toutes définies et toutes purement mécaniques, rendraient, par
leur nombre seul, impossible le problème de la composition de ces forces ; nous
savons aussi que plusieurs de ces forces, parmi les plus considérables
peut-être, nous restent ignorées ; et celles que nous croyons connaître, dans
quelle mesure les connaissons-nous ? Ce ne sont pas, en effet des forces
mécaniques ; ce sont des forces vivantes, avec tout le mystère et le caprice de
la vie ;celle même que nous croyons connaître le plus profondément, nous
ignorons leur durée, nous ignorons leur intensité, nous ignorons leur rythme. Combien de fois
on a pris pour des commencements de forces éternelles, pour des commencements de
puissances durables, ce qui était la mode d'une heure ou d'une année. Combien de
fois on a pris pour des mouvements qui devaient aller grandissant ce qui était
un flux que bientôt suivait un reflux égal." (Les artisans de l'avenir)
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La discrétion
Cette vertu, les stoïciens l'appelaient οίχονομία ; saint
Augustin la nomme dispensatio. Le français n'a pour la désigner qu'un mot
usé par les siècles et vidé de son riche contenu ancien : discrétion. Je
lui redonne sa plénitude perdue et peut-être un peu plus : je lui fais signifier
ce faisceau de clarté, de sourire et d'affectueuse réserve qui permet de voir
quelle quantité de vérité chacun supportera et de ne jamais jeter sur les
épaules des faibles une charge trop lourde. Ainsi entendue, la discrétion
suppose un dernier et difficile détachement de soi-même ; elle suppose que notre
orgueil et notre humilité sont purgés de toute vanité; que la constatation de
notre impuissance presque absolue sur le dehors ne s'irritera plus en efforts
grinçants. (Le subjectivisme)
Petit Manuel individualiste (éditions Allia) |